L’ultimatum est adressé à Damas, mais le message le plus important est destiné à Moscou. Ankara a exigé hier du régime syrien qu’il ordonne un recul de ses troupes dans le nord-ouest du pays, où ont lieu depuis lundi des affrontements d’une ampleur inédite entre forces turques et loyalistes. Mais la Turquie semble surtout prête à faire monter la pression pour pousser la Russie, avec qui elle coopère sur le terrain syrien malgré le fait que les deux pays soutiennent des camps opposés, à intervenir pour refréner les ambitions de Damas de reprendre la totalité de la province d’Idleb, la dernière aux mains des rebelles.
Les combats ont débuté lundi à l’aube après que les force du régime ont attaqué un convoi turc déployé pour protéger la ville de Saraqeb, qui se trouve à la jonction des autoroutes M4 et M5. Ces dernières relient respectivement Alep à Lattaquié et à Damas. Les affrontements ont fait plus de 20 morts. Plus généralement, l’escalade récente entre Damas et Ankara risque de déstabiliser davantage encore la province d’Idleb en proie à une situation humanitaire extrêmement critique. Depuis le mois de décembre, les violences ont fait près d’un demi-million de déplacés selon les Nations unies.
Selon l’homme fort de la Turquie, l’attaque des forces loyalistes contre les soldats turcs constitue un « tournant » dans le conflit syrien, qui ne restera pas sans réponse si le régime ne se plie pas à ses exigences. Ankara dispose de douze postes d’observation dans la province rebelle et considère que les forces du régime doivent se retirer en dehors des zones où ils se trouvent. « Deux de nos 12 postes d’observation se trouvent derrière les lignes du régime. Nous espérons que le régime se retirera au-delà de nos postes d’observation avant la fin du mois de février. Si le régime ne se retire pas, la Turquie sera dans l’obligation de s’en charger », a déclaré M. Erdogan lors d’un discours à Ankara.
La Turquie semble être dépassée par l’avancée des forces du régime, appuyées par l’aviation russe, et craint notamment de voir des centaines de milliers de réfugiés affluer à sa frontière. Ankara compte sur Moscou qu’il a accusé hier de négligence par rapport à l’accord de cessez-le-feu pour la province d’Idleb, qu’ils ont parrainé ensemble début janvier pour mettre un terme à l’offensive loyaliste, faute de quoi il menace de s’impliquer davantage militairement, ce qui saperait la coopération turco-russe dans le pays.
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Acteur et arbitre
« La Russie reconnaît fermement les impératifs sécuritaires de la Turquie, mais, au final, c’est Moscou qui dictera comment Ankara composera concernant les désaccords qui les opposent. Ce que nous observons à présent, c’est un nouveau test de cette relation, explique à L’Orient-Le Jour Theodore Karasik, conseiller au Gulf State Analytics », basé à Washington.
Moscou est en position de force. Il peut, a priori, se permettre de laisser Ankara et Damas s’affronter sur le terrain et intervenir au moment où il considère que le risque d’escalade devient trop important. L’Ours russe a intérêt d’une part à préserver son partenariat avec la Turquie et d’autre part à faire en sorte que celle-ci soit affaiblie pour pouvoir lui imposer ses conditions. « L’offensive des forces loyalistes grignote zone après zone la région d’Idleb qui revient progressivement dans le giron du régime. Cela fonctionne localement parce que la Russie apporte son soutien aérien. Si la Russie décide de clouer ses avions au sol, il sera plus compliqué pour le régime de progresser aussi efficacement puisqu’il ne bénéficiera plus de la couverture aérienne et de la puissance de feu que lui apporte la Russie », explique Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe à Moscou.
La Russie alterne le rôle d’acteur-clé et celui d’arbitre dans le conflit syrien. La situation actuelle lui est, à ce titre, familière, d’autant plus qu’elle sait que la Turquie est concentrée sur la question libyenne et a besoin d’elle sur ce dossier et d’autres de nature géostratégique.
« Il va se passer ce que l’on a déjà vu auparavant. On va se retrouver dans le cas de figure où les Russes et les Turcs vont finir par se rencontrer et conclure un nouvel accord au sujet d’Idleb, comme il y en a déjà eu un il y a deux ans dans le cadre d’Astana, comme il y a encore eu des ajustements qui ont été faits depuis cet accord portant sur cette zone de désescalade qui n’a de désescalade que le nom », analyse Igor Delanoë.
Moscou semble attendre le moment opportun pour siffler la fin de la récréation. En attendant, les forces du régime syrien ont continué d’avancer et ont pénétré hier dans la ville de Saraqeb. « Les forces du régime sont entrées à Saraqeb après le retrait de centaines de combattants jihadistes et de factions alliées vers le nord de la ville », a dit à l’AFP Rami Abdel Rahmane, directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’hommes. « Les forces loyalistes ont commencé à ratisser les quartiers de Saraqeb et sont sur le point de prendre le contrôle de toute la route M5, où les jihadistes se sont repliés dans un petit village au nord de Saraqeb », a-t-il ajouté. Selon la télévision d’État syrienne, « les unités de l’armée arabe syrienne ont encerclé la ville de Saraqeb de trois côtés et surveillaient la jonction de la M4 avec la route M5 ».
La Russie attend-elle que Damas reprenne le contrôle de cet axe stratégique avant de redéfinir les termes du contrat avec Ankara ? « L’appui aérien est la carte maîtresse dans le jeu des Russes. Si jamais, dans les jours qui viennent, on s’aperçoit que l’aviation russe ne prend plus part aux opérations menées par les troupes loyalistes, alors là ce sera un signal intéressant à décrypter. Il me semble que déjà en janvier, les Russes avaient cessé de faire voler leurs appareils dans la région d’Idleb pendant quelques jours alors qu’il y avait des discussions à Moscou sur la Libye et sur d’autres sujets. À chaque fois, cela va de pair avec le déploiement d’une activité diplomatique », conclut M. Delanoë.
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"siffler" madame, on siffle la fin d'une partie, on ne la signe pas.
15 h 21, le 06 février 2020