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À La Une - conférence

Les chercheurs, cible de choix des régimes autoritaires au Moyen-Orient

Pour le spécialiste Jean-Pierre Filiu, le phénomène a commencé avec "des balles tirées dans le bureau du directeur de l'AUB, Malcolm Kerr, assassiné en 1984 par le Hezbollah".

L'anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah et son collègue, le chercheur français et spécialiste de la Corne de l'Afrique Roland Marchal. Photos Wikipedia et Capture d'écran YouTube/Europe 1

Les chercheurs et universitaires sont devenus une cible privilégiée des régimes autoritaires au Moyen-Orient, notamment en Iran, où ils constituent autant de gages dans le rapport de force avec l'Occident, soulignent des experts de la région.

"Les périls qu'encourent désormais les chercheurs au Moyen-Orient sont sans précédent", a relevé Jean-Pierre Filiu, spécialiste de la région, lors d'un colloque vendredi à Sciences Po Paris intitulé "Captifs sans motifs" et dédié à deux chercheurs français détenus depuis juin 2019 à Téhéran. Roland Marchal, spécialiste de la Corne de l'Afrique et du Sahel, et sa compagne franco-iranienne Fariba Adelkhah, anthropologue auteure de nombreux ouvrages sur l'Iran et l'Afghanistan, travaillent tous deux au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris.

"Le début, ce sont des balles tirées dans le bureau du directeur de l'American University of Beirut, Malcolm Kerr, assassiné en 1984 par le Hezbollah, déjà un des bras des gardiens de la révolution (iraniens) dans cette partie du monde", a rappelé Jean-Pierre Filiu. Puis le Français Michel Seurat, "immense spécialiste du Moyen-Orient que le Hezbollah va laisser mourir en détention faute de soins", ajoute-t-il. Tous deux sont "tombés victimes de règlements de comptes de la République islamique avec Washington et Paris", dit-il.

En janvier 2016, le doctorant italien Giulio Regeni, alors âgé de 28 ans et qui effectuait une enquête sur les syndicats égyptiens - sujet très sensible en Egypte - disparaissait au Caire. Son corps a été retrouvé atrocement mutilé et torturé dans la banlieue du Caire quelques jours plus tard. Les résultats d'une autopsie effectuée à Rome, lors du rapatriement du corps du l'étudiant chercheur, ont dévoilé de nombreuses fractures, indiquant qu'il serait mort sous la torture. Néanmoins, l'Egypte nie l'implication de ses forces de sécurité dans le décès de Regeni.

Autre cas emblématique, Matthew Hedges, doctorant à l'université de Durham en Angleterre, arrêté en mai 2018 aux Emirats arabes unis, puis condamné à la perpétuité en novembre 2018 pour espionnage, avant d'être gracié moins d'une semaine plus tard. Pour Jean-Pierre Filiu, "une coïncidence troublante apparaît avec la crise yéménite dans laquelle la diplomatie britannique était alors à la manœuvre au Conseil de sécurité des Nations unies (...) Par un miracle de la conjonction des astres, l'acquittement (finalement) prononcé correspond à un abandon de l'initiative britannique". Cette hypothèse avait également été avancée par Mark Almond, directeur du Crisis Research Institute d'Oxford, cité dans un article publié dans le Telegraph en novembre 2018, avant la libération du doctorant, et qui estimait que Matthew Hedges pouvait représenter une "monnaie d'échange" pour que "Londres renonce à une résolution de l'ONU appelant à mettre fin à la guerre au Yémen".



Une génération ostracisée 
Le terrain devient difficile d'accès pour les chercheurs, sur fond de montée en puissance des nationalismes, de l'autoritarisme et du jihadisme. La Turquie n'est pas en reste, tout comme la Chine en Asie ou le Brésil en Amérique latine. "L'accès au terrain est de plus en plus interdit par des pouvoirs, des organisations qui savent parfaitement que la recherche peut contribuer à dissiper le tissu de mensonges, les propagandes diverses dont ils se parent pour continuer à semer la terreur à l'encontre de leurs peuples, voire sur nos territoires", pointe Jean-Pierre Filiu.

En Iran, Fariba Adelkhah et Roland Marchal sont tombés entre les mains des gardiens de la révolution ("Pasdaran"), bras idéologique armé de la République islamique, poursuivis pour espionnage - un acte d'accusation retiré depuis - et "collusion en vue d'attenter à la sûreté nationale". L'Iran détient "dix à quinze" ressortissants étrangers, souvent binationaux, comme l'universitaire australienne Kylie Moore-Gilbert et l'Irano-britannique Nazanin Zaghari-Ratcliffe, employée de la Fondation Thomson Reuters, estime Jean-François Bayart, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et membre du comité de soutien des deux Français.

"La nouvelle génération des gardiens de la révolution, les élites du système, ont grandi dans une République ostracisée. Beaucoup n'ont pas d'expérience du monde international. Ils ne parlent pas français, anglais, allemand", analyse Bernard Hourcade, géographe spécialiste de l'Iran au CNRS. "Si aujourd'hui Fariba et Roland sont en prison, alors que d'habitude on prend en otage des diplomates, des chefs d'entreprise, c'est parce qu'ils cherchent à regarder ce qui se passe de façon objective. Ces gens sont paniqués par le fait qu'on connaisse leur pays" de l'intérieur, ajoute-t-il.



"Effet d'aubaine" 
Pour François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran, en mettant la main sur les deux Français, les Pasdaran ont surtout bénéficié d'un "effet d'aubaine". "Ils ont saisi l'occasion", dit-il. Leur arrestation était aussi "un caillou dans le soulier de Macron qui essayait de négocier avec l'Iran" et les Etats-Unis afin de sauver l'accord nucléaire, esquisse Bernard Hourcade.

Aujourd'hui, "ils sont un peu en difficulté parce qu'on leur reproche d'être allés un peu trop loin" dans leur expansion régionale, notamment en Irak, estime François Nicoullaud. Ils sont aussi pointés du doigt pour avoir abattu par erreur un avion de ligne ukrainien en janvier. "Ils sont peut-être un peu plus vulnérables", avance François Nicoullaud. Mais ils ne sont "pas forcément en situation de négocier maintenant, de faire des ouvertures", déplore Olivier Roy, spécialiste de l'islam à l'Institut universitaire européen de Florence. A moins d'un accord autour d'un ingénieur iranien détenu en France sur une demande d'extradition des Etats-Unis ? "Bonne volonté contre bonne volonté, cela peut être efficace", souffle un observateur iranien sous couvert de l'anonymat.


Les chercheurs et universitaires sont devenus une cible privilégiée des régimes autoritaires au Moyen-Orient, notamment en Iran, où ils constituent autant de gages dans le rapport de force avec l'Occident, soulignent des experts de la région.
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