Rapidement estompée par son dénouement heureux et les suites de la crise irano-américaine, la polémique née de la menace de destruction potentielle de sites culturels en Iran par les États-Unis mérite pourtant que l’on s’y attarde, tant elle souligne le caractère encore précaire de la protection du patrimoine en temps de guerre. La menace est-elle réellement écartée ? Face à la puissance militaire, le droit offre-t-il une protection suffisante en la matière ?
Tout a commencé par un simple tweet posté le 5 janvier, dans lequel le président américain Donald Trump affirmait être prêt à frapper, en cas de représailles iraniennes à l’assassinat du général Soleimani, quelque 52 sites dont certains « de très haut niveau et très importants pour l’Iran et pour la culture iranienne ». Par ce précédent d’une gravité inédite, s’agissant d’une déclaration publique, le « chef du monde libre » a ainsi signifié à ce dernier qu’il pouvait faire sienne une logique criminelle que l’on pensait révolue. Ou du moins, désormais dévolue aux terroristes : comment ne pas songer à la destruction des bouddhas de Bâmiyân, qui après avoir survécu pendant quinze siècles se sont effondrés sous les explosions provoquées par le mollah Omar et ses talibans en mars 2001 ? Ou plus, récemment, aux exactions commises par Daech contre le patrimoine de l’Irak et de la Syrie ?
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Destruction de l’identité
À chaque fois, l’opinion mondiale a été contrainte d’assister, impuissante, à l’horreur que constitue la destruction systématique et médiatisée du patrimoine de « l’autre ». L’idée étant que pour briser un ennemi, il faut non seulement le tuer mais aussi éradiquer la mémoire de sa culture et de son histoire, en éliminant les lieux fondateurs de la construction de son identité.
Certes, sans doute ramené à la raison par son administration, Donald Trump a fait machine arrière deux jours plus tard, semblant subitement prendre conscience qu’une telle menace ne pouvait être mise à exécution par un pays signataire de la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Cependant, les termes par lesquels il a justifié cette volte-face ne sont guère rassurants : « (Les Iraniens) ont le droit de tuer nos ressortissants (...) et selon diverses lois, nous sommes censés être prudents avec leur héritage culturel », a-t-il ainsi déploré, avant de conclure : « Mais si c’est la loi, j’aime respecter la loi. » Un bémol qui laisse entendre que le président américain se contente d’appliquer une loi dont il ne comprend pas les fondements.
Car c’est précisément pour mettre un terme à cette logique et empêcher que la destruction du patrimoine puisse encore être considérée comme un simple dommage collatéral que les alliés de la Seconde Guerre mondiale ont signé, sous l’égide de l’Unesco, la Convention de La Haye en 1954. Ce traité, entré en vigueur deux ans plus tard, est né de l’indignation provoquée par les bombardements alliés qui, en 1944, ont détruit à 95 % le monastère bénédictin de Monte Cassino en Italie. Une indignation renforcée par le fait que la collection de manuscrits et peintures entreposée dans ce monastère datant du IVe siècle avait été, elle, préalablement évacuée au Vatican sous la protection des forces nazies.
Ratifié à ce jour par 133 États (dont l’Iran, en 1959), le texte place sous sa protection « les biens, meubles ou immeubles qui présentent une grande importance pour le patrimoine culturel des peuples, tels que les monuments d’architecture, d’art ou d’histoire, religieux ou laïques, les sites archéologiques, les ensembles de constructions qui, en tant que tels, présentent un intérêt historique ou artistique, les œuvres d’art, les manuscrits, livres et autres objets d’intérêt artistique, historique ou archéologique » ainsi que les collections scientifiques et centres monumentaux assurant leur conservation (art. 1). Concrètement, le signalement de ces biens est laissé à la discrétion des parties, celles-ci devant alors placer l’emblème de la convention (« le bouclier bleu ») sur les sites archéologiques et culturels pouvant bénéficier de cette protection automatique (l’utilisation impropre de cet emblème étant proscrite par l’article 17).
L’organisation internationale chargée de l’application de cette convention, le Comité international du bouclier bleu, a rappelé dans un communiqué publié le 7 janvier que les atteintes aux biens protégés par la convention constituaient un « crime de guerre », pouvant être opposé, au regard de la Convention de 1954 et de son 2e protocole de 1999, aux chefs d’État concernés. Ces textes ont notamment permis au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de retenir les « actes de crimes contre le patrimoine religieux et culturel » parmi les chefs d’inculpation visant le président serbe Slobodan Milosevic et ses généraux. Mort en 2006, avant la fin du procès, il n’a toutefois pas été condamné.
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Incertitude
Ce risque de sanction explique en partie pourquoi certains États signataires de la convention tendent à retarder sa ratification, afin de conserver une certaine liberté d’action et éviter ses conséquences pénales à leurs responsables civils et militaires. Il a ainsi fallu plus d’un demi-siècle après la signature de la Convention de La Haye par les États-Unis – qui ont par ailleurs été le premier pays à consacrer dans leur droit interne la protection des biens culturels en cas de conflit civil, avec l’adoption du code Lieber de 1863 – pour que l’administration Obama se décide à la ratifier, en mars 2009. Autre État figurant parmi les premiers signataires, le Royaume-Uni a, lui, attendu l’année 2017 pour en faire de même.
Compte tenu de ce contexte historique et de la propension du président Trump à dénoncer des traités internationaux dûment ratifiés par ses prédécesseurs – comme en témoignent notamment les retraits de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou de celui de Paris sur le climat –, la crainte que son recul sur cette question ne constitue qu’un répit provisoire n’est pas infondée. D’autant que sous son impulsion, les États-Unis se sont également retirés de l’Unesco en décembre 2018 (en conservant simplement un statut d’observateur) : en cas de réélection, acceptera-t-il encore de voir ses mains liées par un texte placé sous l’égide de cette organisation ? Cette incertitude souligne à quel point la protection des biens culturels doit plus que jamais être préservée de la folie de la guerre. Car comme le stipule le préambule de la Convention de 1954, « les atteintes portées aux biens culturels, à quelque peuple qu’ils appartiennent, constituent des atteintes au patrimoine culturel de l’humanité entière, étant donné que chaque peuple apporte sa contribution à la culture mondiale ». N’en déplaise à monsieur Trump…
Par Joanne FARCHAKH BAJJALY
Archéologue, journaliste et membre fondatrice de Blue Shield Lebanon et de l’ONG Biladi.
Frapper des sites d'importance culturels ou des sites culturels dénote un esprit malade et dangereux. Rien que l'idée de penser à ça est criminel.
17 h 41, le 19 janvier 2020