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Nos Lecteurs ont la Parole - Karim REBEIZ

La crise économique au Liban : les causes profondes

Le Liban va voir le médecin, car il se sent mal, voire très mal. Le médecin l’examine, lui administre les tests nécessaires et puis lui annonce de façon euphémique : Votre bilan de santé, mon cher Liban, n’est malheureusement pas très bon. Votre dette est de 85 milliards de dollars, alors que votre produit intérieur brut est seulement de 56 milliards de dollars. Votre déficit commercial (exportations moins importations) est de 17 milliards de dollars. Votre déficit de la balance des paiements est de 4,8 milliards de dollars avec un épuisement rapide des dollars dans le marché libanais, ce qui oblige la Banque centrale à puiser dans ses réserves de change (qui, à propos, s’amenuisent à vue d’œil) pour maintenir la stabilité de la livre libanaise vis-à-vis du dollar. Votre gouvernement est inefficace : le déficit annuel budgétaire est de 6 milliards de dollars, surtout dû aux dépenses liées aux salaires, compensations et retraites de fin de service des employés gouvernementaux (ce qui représente à peu près un tiers des dépenses), ainsi que le service et le refinancement de la dette publique. À propos, 1,7 milliard de dollars des dépenses gouvernementales sont allouées pour l’Électricité du Liban avec pour prime un service lamentable et des coupures d’électricité permanentes. Aussi, une minuscule somme de moins d’un milliard de dollars est allouée pour améliorer le capital social tant nécessaire pour le développement du pays. Il est également utile de constater que le budget des dépenses comporte un compte général et non détaillé, un stratagème commode pour camoufler les milliards de dollars vainement gaspillés. En conséquence, les taux d’intérêt sont élevés en livres libanaises et en dollars, le secteur privé est superbement ignoré sinon lésé par le gouvernement, et la croissance du pays est quasiment nulle.

Heureusement, poursuit le médecin, le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, a superbement géré avec brio la situation monétaire du pays en maintenant la stabilité de la livre libanaise et en maîtrisant l’inflation dans un contexte extrêmement difficile durant de nombreuses années. C’est un homme providentiel qui gouverne au bon moment et au bon endroit. Pourvu que son bilan de santé soit bon et que Dieu lui prête longue vie. Heureusement, aussi, les Libanais aiment profondément et viscéralement leur pays. Pour preuve, il n’y a qu’à admirer cette mosaïque sociale de Libanaises et de Libanais qui, dans un élan populaire sans précédent, scandent quotidiennement à pleins poumons et sous un seul drapeau leur amour pour le pays. Comme quelqu’un l’a si bien dit dans un article de L’Orient-Le Jour, « Du jamais-vu. Du jamais entendu. Du jamais vécu ». Cet amour pour le pays, les expatriés libanais aussi l’expriment en injectant annuellement 7 milliards de dollars dans le pays, ce qui représente à peu près 12,5 % du produit intérieur brut. Cependant, poursuit le docteur, le Liban est au bord d’un gouffre économique. Les enjeux pour le pays sont énormes avec les risques d’une dévaluation en cascade de la livre libanaise, une vague de faillites d’entreprises endettées en dollars, une perspective de croissance négative, une augmentation accrue du chômage, une inflation galopante, une baisse des salaires réels, un appauvrissement de la population, une crise sociale aiguë, et même, à Dieu ne plaise, le spectre d’une guerre civile.

Alors que faut-il faire, demande le patient Liban ? Pourrai-je m’en sortir en formant un gouvernement technocrate ou techno-politique, ou quelque chose comme ça, avec une feuille de route soi-disant crédible, capable d’inspirer la confiance, de restituer les avoirs volés et de réduire les dépenses astronomiques qui se profilent à l’horizon ? Le docteur lui rétorque : Mon cher Liban, ces initiatives sont certes dans la bonne direction. Cependant, elles ne représentent que des remèdes palliatifs. En d’autres termes, les solutions préconisées par la classe dirigeante sont des pansements aléatoires, des « Band-Aids » comme on dit dans le jargon anglo-saxon. Elles réduisent le saignement externe, mais elles ne freinent pas l’hémorragie interne. La condition sine qua non pour gérer la crise est de connaître la cause profonde du problème.

Dans le cas du Liban, la première cause profonde du mal est d’abord que le pays est en état de surpoids considérable. Spécifiquement, l’institution étatique est trop imposante pour la taille du pays et donc empêche le secteur privé, le moteur principal d’une économie saine et productive, de se remettre sur les rails. Si je peux me permettre une analogie, un excédent de poids et de graisse (c’est-à-dire un gouvernement obèse et surendetté) augmente la tension artérielle (c’est-à-dire une augmentation extravagante des taux d’intérêt et donc une réduction grave de l’investissement privé et donc de la croissance réelle). En conséquence, le pays a un risque élevé d’avoir une crise cardiaque (c’est-à-dire un effondrement économique).

La deuxième cause profonde du mal est malheureusement une maladie maligne, spécifiquement un cancer à un stade avancé. Ce mal, inventé par des personnes malveillantes, s’appelle la corruption. Elle empêche la bonne gouvernance du pays et sape la confiance des citoyens. Les lois anticorruption et la levée du secret bancaire sont certes des initiatives louables pour éradiquer la corruption. Cependant, elles seraient futiles, elles resteraient lettre morte, si elles ne sont pas accompagnées par des réformes légales et institutionnelles en profondeur qui garantiraient une justice indépendante, compétente et irréprochable. Dans ce contexte, je me permets une petite parenthèse pour souligner que le secret bancaire fut instauré par un grand homme, Raymond Eddé, qui représentait par son intelligence aiguë, sa clairvoyance pointue, son patriotisme sans faille, et surtout son intégrité et son comportement exemplaire « la conscience du Liban », comme le décrit si bien un article du Washington Post daté du 14 mai 2000. C’est précisément ce genre de leaders politiques, si précieux mais hélas si rares, dont le Liban a besoin de nos jours.

La troisième cause profonde du mal est sans doute la plus pernicieuse. C’est un virus étranger. Il ronge graduellement, sournoisement et sans pitié le corps libanais. Ce virus est particulièrement pervers, car il se nourrit d’un dogmatisme aveugle avec un effet encore plus nuisible que la corruption. À titre d’exemple, Hitler n’était pas corrompu à proprement parler, mais son idéologie était infiniment plus dangereuse que toutes les formes de corruption réunies sous un seul toit. Ce virus a été implanté au Liban par des forces externes depuis plusieurs décennies. Il paralyse les institutions étatiques en s’imposant allègrement en maître absolu. Le Liban souverain n’est plus que l’ombre de lui-même. Le pouvoir légitime ne contrôle plus son destin ; il est malheureusement devenu un esclave soumis. Les décisions stratégiques importantes, qu’elles soient internes ou externes, sont téléguidées à distance au mépris de l’intérêt suprême du pays. Ce virus a aussi jeté sans ménagement le Liban sur une poudrière qui est prête à exploser à tout moment. Indéniablement, ce virus est l’une des causes principales du climat malsain qui sévit quotidiennement dans le pays tant au niveau économique, politique, social, régional et international. Ce virus sape la confiance des investisseurs. Il engendre un marasme général et une incertitude qui contribuent non seulement à la fuite des capitaux, mais pire encore, à la fuite des cerveaux et la dislocation des familles au grand dam des parents qui voient leurs enfants s’envoler vers d’autres cieux plus cléments.

La conclusion du médecin est formelle et sans équivoque : le Liban a besoin d’une intervention chirurgicale urgente. L’opération sera complexe et coûteuse, et la convalescence sera longue et douloureuse. Il faut s’armer de patience. Il faut surtout ne pas perdre espoir. Il faut garder son optimisme contre vents et marées. C’est le seul et unique moyen de sauver le Liban à long terme.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

Le Liban va voir le médecin, car il se sent mal, voire très mal. Le médecin l’examine, lui administre les tests nécessaires et puis lui annonce de façon euphémique : Votre bilan de santé, mon cher Liban, n’est malheureusement pas très bon. Votre dette est de 85 milliards de dollars, alors que votre produit intérieur brut est seulement de 56 milliards de dollars. Votre déficit...

commentaires (1)

Très bien expliqué, clair et net, d'une façon originale. Merci Monsieur Karim Rebeiz ! Irène Saïd

Irene Said

15 h 59, le 09 décembre 2019

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Commentaires (1)

  • Très bien expliqué, clair et net, d'une façon originale. Merci Monsieur Karim Rebeiz ! Irène Saïd

    Irene Said

    15 h 59, le 09 décembre 2019

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