Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Chronique d’un militant

« Ce pays, on l’aime et on veut y vivre »

Retour en images sur les 8 derniers jours écoulés depuis le début d’une révolution qui n’est pas près de baisser les bras.

Vendredi 18 octobre : Je crois rêver


Je crois rêver quand j’embarque à l’improviste dans ma voiture vers la place des Martyrs que j’avais quittée en 2005, non sans l’amertume d’un combat mort dans l’œuf et où des drapeaux libanais, exclusivement, avaient commencé à fleurir depuis la veille. Je crois rêver lorsqu’un révolutionnaire, je préfère ce terme à « manifestant », qui est plus passif et victimaire, noirci de suie, de sueur, de soufre et de souffrance, dégage les pneus qui flambent sur l’autoroute de Dora pour m’y frayer un chemin. Je lui montre ma carte de presse, et du peu de cordes vocales qu’il lui reste, il me dit : « Va, va porter notre voix là où on refuse de nous écouter. » Merde, je sens déjà que je vais pleurer. Je crois rêver lorsque je me retrouve place Riad el-Solh, qu’un homme à mobylette m’écrase le pied puis qu’il s’arrête, me prend dans ses bras en s’excusant. Je crois rêver mais cette fois-ci, nous marchons vers la liberté.

Samedi 19 octobre : reconquérir la ville


Première impression en ce deuxième jour dans la rue : on reprend possession d’un espace public que la machine Solidere, au lendemain d’une guerre aux feux mal éteints, s’était empressée d’engloutir mais seulement pour nous recracher des lieux intimidants et aseptisés, parkings fantômes, consulats où l’on fait la queue pour mendier des visas et boutiques de luxe réservées à une pseudo élite. En 24h, le peuple s’est débrouillé pour en faire des lieux de vie, déjà des narguilés qui bullent, des haut-parleurs et des stands de maïs grillé ou de chawarma s’essaiment là. On salue la statue place des Martyrs, vieille lune éclairée d’un espoir nouveau, maintenant qu’y brûlent nos bougies en souvenir de Georges Zreik qui s’était immolé devant l’école de sa fille et qu’on avait aussitôt terré dans le déni. Des gens partout, derrière moi, dans mon dos, eux aussi, leur émotion me vient dans la nuque, me serre la gorge.


Dimanche 20 octobre : une si belle mixité


Je suis en colère, la presse internationale ne couvre pas, sinon mal et à coups de raccourcis faciles, notre soulèvement de près de deux millions de personnes. On ne mentionne que la taxe WhatsApp, on décrit une kermesse, un pique-nique à casser tous les Guinness, une rave géante et indécente. Ce qui se passe en réalité, c’est que, pour la première fois, au cœur de cette esplanade qui redevient les muscles, les poumons, le sexe, le cœur et le cri de la ville, on croise le français roucoulant d’Achrafieh avec l’accent prononcé de Baalbeck ; on se colle les uns contre les autres, les poings et les coudes serrés, comme autant de ponts entre toutes les barrières sociales et confessionnelles qu’ils brandissaient pour nous séparer, et donc mieux régner. Des bus déversent des contrées lointaines qui embrassent à pleine bouche une ville dont elles savent que désormais, elle leur appartient. Qu’on soit venus pour Instagram, pour distraire les enfants ou parce qu’on a faim, l’essentiel reste qu’on est là, ivres de cette si belle mixité, de cette unité regagnée que vous ne nous prendrez plus jamais.


Lundi 21 octobre : sa dignité


Je la vois dans son coin et je perds mes mots, cette femme placide, fière et résignée sur chaise roulante qui, je le sais, donnerait tout pour pouvoir se lever, rejoindre la foule, crier, offrir ses bras et son corps au mouvement qui s’apprête à renverser une table rongée par 30 ans de corruption et de clientélisme. À défaut de tout cela, en pensée et à la force de son sourire, je la vois qui nous caresse et nous porte. Je regarde sa dignité et j’ai le cœur en mille morceaux, la dignité de tous ceux, comme elle, pères de famille, mères humiliées dans les tribunaux religieux, jeunesse aux rêves écrabouillés, personnes âgées laissées pour compte, qui se voyaient rétrécir, se sentaient écrasés et se sont tus. Qui se sentaient usés et eus. Et qui aujourd’hui, avec l’infinie dignité qui est la leur, viennent enfin réclamer ce qui leur est dû. Des huit jours écoulés, cette femme est celle qui m’aura donné la plus belle leçon de courage.

Mardi 22 octobre : « Hela hela ho »


Depuis cinq jours, je m’endors et me réveille avec ce génial et désormais légendaire « Hela hela ho » qui me fait sourire aux oreilles. Mes amis que le vent de l’émigration a éparpillés aux quatre coins du monde m’envoient par flopée des vidéos de leurs amis qui reprennent en toutes langues l’hymne anti-Gebran Bassil. Cette révolution n’aura pas manqué de me faire rire à pleine gorge. J’ignore d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui quelle force surnaturelle fait que les Libanais se débrouillent pour insuffler de l’humour dans le moindre drame. Quel peuple miraculeux nous sommes, je ne cesse de me dire. À la place Riad el-Solh, cette agora naissante où la figure des leaders, Kellon yaané kellon, longtemps cristallisée et intouchable, est aujourd’hui déconstruite à coups de chants, de déhanchés et de slogans, les uns plus géniaux que les autres, ça me désole quand même que louté (pédé) et charmouta (pute) soient encore considérés comme des insultes. Le chemin est long, mais on y arrivera.

Mercredi 23 octobre :ses larmes

Il pleut mais on ne lâche rien. Il pleut des larmes de ce soldat dont l’image ne me quitte plus depuis ce matin-là. J’ai le cœur brisé pour ce soldat dont les larmes de consternation suggèrent qu’il ne souhaiterait rien d’autre que de rendre les armes, traverser les fils barbelés qui nous séparent de lui et s’aligner avec nous. Il regarde tous ces jeunes filles et garçons alignés devant lui, qui n’ont d’armes que ces puérils masques de héros de série télé. Il envie leur fougue, le soldat, alors il pleure. Il pense à son frère qui a sans doute dû partir en Australie pour s’assurer un avenir décent, sa mère qui peut-être empile trois boulots, son père qu’il a possiblement perdu pendant la guerre, et ses cousins, le même âge, dont il accueille la colère et le désarroi, même à travers son dérisoire attirail. Une femme, sous mes yeux, lui tend une rose rouge et lui demande : « Vous êtes avec nous ? Dites-le-nous. Allez. » Mais le soldat étouffe son cri, se tait et baisse les yeux. Et du fond de son silence, il nous dit, je le sais, que oui, il est avec nous.

Jeudi 24 octobre : les sans-mots


Aujourd’hui, au bout de huit jours, le président a daigné sortir de son affligeant mutisme. Le président a donné un discours, si on peut qualifier cela de discours. Au lendemain de la tentative de répression orchestrée par des aounistes à Mazraet Yachouh, à Beyrouth je ne peux m’empêcher de regarder par-dessus l’épaule pour guetter une ombre suspecte, une cinquième colonne, de sursauter bêtement au bruit d’un piètre tambour. Nos parents nous ont transmis la peur dans le sang, n’est-ce pas. Dans les rues moins remplies que les jours précédents, je mesure les dégâts de la casse de vendredi dernier.


Vendredi 25 octobre :un héros en civil


Photos G.K.

Infinie admiration pour Peter Mouracade qui a initié, en un temps record et avec les moyens du bord, le mouvement Muwatin Lebnene, s’engageant tous les jours, dans les heures qui précèdent les rassemblements, à nettoyer le centre-ville de Beyrouth, puisque, de toute évidence, il ne fallait pas compter sur l’État pour s’en charger. Chapeau bas pour ce héros en civil qui, quotidiennement, depuis dix jours, réussit à arracher des milliers de gens de leurs lits, à l’aube, tout aussi héroïques, pour venir offrir leurs mains au tri puis au recyclage des déchets de la veille. Le premier jour des manifestations, j’avais croisé Peter et sa femme Tatiana sur la place des Martyrs, qui m’avaient dit : « Ce pays, on l’aime et on veut y vivre. » Ils pleuraient. Et c’est à la force de cet amour, justement, que ce pays, on le soulèvera et on y vivra.



Lire aussi

Les graffitis du peuple

Comment réagir à la « révolution » quand on est loin ?

La « révolution » libanaise en six illustrations chocs

Les images de la révolution en disent long





Vendredi 18 octobre : Je crois rêver Je crois rêver quand j’embarque à l’improviste dans ma voiture vers la place des Martyrs que j’avais quittée en 2005, non sans l’amertume d’un combat mort dans l’œuf et où des drapeaux libanais, exclusivement, avaient commencé à fleurir depuis la veille. Je crois rêver lorsqu’un révolutionnaire, je préfère ce terme à...

commentaires (1)

Superbe article qui reflète l'essence du Liban redécouverte par les citoyens de cette nation libanaise malgré les efforts de tout un chacun de tout pays pour nous séparer, pour nous peindre comme ennemis alors qukn est des frères et sœurs! VIVE LE LIBAN!

Wlek Sanferlou

14 h 11, le 27 octobre 2019

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Superbe article qui reflète l'essence du Liban redécouverte par les citoyens de cette nation libanaise malgré les efforts de tout un chacun de tout pays pour nous séparer, pour nous peindre comme ennemis alors qukn est des frères et sœurs! VIVE LE LIBAN!

    Wlek Sanferlou

    14 h 11, le 27 octobre 2019

Retour en haut