« L’Iran dehors ! » entend-t-on dans les rues d’Irak, de Bagdad aux villes du Sud, en proie à des manifestations rassemblant des milliers d’Irakiens depuis mardi dernier. Dans ces régions majoritairement chiites, la population s’enflamme contre la corruption et le chômage qui touche près de 25 % des jeunes. Depuis le début du mouvement mardi, près de 44 personnes ont été tuées et plus de 2 433 autres blessées, dans des heurts entre forces de l’ordre et manifestants, faisant craindre un possible embrasement du pays. Dans les vidéos qui inondent les réseaux sociaux depuis, des jeunes crient leur désespoir face à l’impasse économique. « Nous se sommes ni sadristes (partisans du dignitaire chiite Moqtada el-Sadr, NDLR), ni sistanistes (partisans de l’ayatollah Ali Sistani, NDLR), ni sunnites, ni chiites. Nous sommes irakiens. Pourquoi nous tirez-vous dessus ? Je gagne 8 dollars par jour, nous voulons vivre ! » lance un jeune manifestant.
Si les manifestations en cours ne sont pas une nouveauté en Irak, elles se démarquent cette fois-ci par leur spontanéité et leur caractère apolitique. « Il y a des gens affiliés aux sadristes qui sont dans les rues en ce moment, mais le mouvement sadriste n’est pas derrière le mouvement », observe Fanar Haddad, chercheur au Middle East Institute et à la National University de Singapour, interrogé par L’Orient-Le Jour. Contrairement aux contestations de 2016 et de l’été 2018, les manifestants ne se contentent pas de formuler des revendications spécifiques, mais rejettent l’ensemble du système politique. Signe de cette exaspération, certains exhibent même des portraits du dictateur déchu Saddam Hussein. Les moins de 20 ans en Irak sont près de 20 millions et représentent plus de la moitié de la population. Cette génération n’a pas été élevée dans le souvenir des crimes commis par l’ancien président contre les Irakiens, et notamment contre les chiites.
Les revendications sociales des protestataires se conjuguent à la colère suscitée par le renvoi du général Abdel Wahab al-Saadi, alors commandant des forces du « contre-terrorisme » – unité d’élite développée et armée par les Américains – par le Premier ministre Adel Abdel Mahdi, sans que ce dernier n’avance de raisons précises. Pour les manifestants, le renvoi de ce général, « héros de la reprise de Mossoul » en 2017, remplacé par un proche du Hachd al-Chaabi comprenant des milices chiites encadrées par les gardiens de la révolution iraniens, est une faveur accordée à Téhéran, accusé de miner la souveraineté du pays. Certains slogans appelaient d’ailleurs à la constitution d’une patrie (watan en arabe). « Au cœur des protestations, il y a le mécontentement de la population vis-à-vis du système politique dans son ensemble. Or l’un des garants principaux de ce système est l’Iran », analyse M. Haddad. « Les factions les plus puissantes au sein de la classe gouvernante sont liées à Téhéran ou soutenues par elle. Et c’est là que la colère contre le gouvernement converge avec la colère contre l’Iran », poursuit-il.
La révocation du général al-Saadi de son poste s’est ajoutée à d’autres incidents récents tels que la suspension des opérations du consulat irakien dans la ville de Machhad, au nord-est de l’Iran, suite à l’arrestation de deux diplomates irakiens, sans aucune justification.
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Une rancœur de longue date
Les slogans anti-iraniens n’ont toutefois rien de surprenant au vu de l’histoire tumultueuse que partagent Téhéran et Bagdad depuis de longues années. « L’idée que les chiites irakiens auraient une affinité quelconque pour l’Iran est vraiment mal à propos », explique M. Haddad. « L’empiétement des intérêts financiers iraniens sur les villes de Najaf et Kerbala (villes saintes pour les musulmans chiites) est une source de ressentiment pour les locaux. Il en va de même pour le soutien qu’apporte Téhéran à certaines forces politiques », ajoute-t-il.
Entre 1980 et 1988, l’Iran et l’Irak se sont affrontés dans une guerre qui a fait 800 000 morts. Depuis l’invasion américaine, en 2003, et la chute de Saddam Hussein, l’influence iranienne sur Bagdad s’est fortement accrue avec notamment la formation d’un gouvernement favorable à Téhéran. « Les différents Premiers ministres, depuis 2005, sont issus de partis politiques chiites, notamment le parti Da’wa, qui sont revenus de leur exil iranien et qui ont monopolisé le pouvoir, marginalisant l’opposition irakienne chiite “de l’intérieur” à Saddam Hussein, notamment le mouvement sadriste », explique pour sa part Pierre-Jean Luizard, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste de l’Irak à L’OLJ. Aujourd’hui, de nombreux Irakiens se sentent écrasés par les jeux régionaux qui opposent l’Iran et les États-Unis dans le pays depuis 2003. « Beaucoup d’Irakiens vivent difficilement le fait d’être pris en étau entre les deux puissances qui ont patronné la reconstruction politique de l’Irak et qui sont rendues responsables de son échec », résume-t-il.
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Position délicate
Les manifestations en cours, sans précédent contre le gouvernement Mahdi, ont pris de court le clergé chiite. Moqtada al-Sadr et Ammar al-Hakim – hauts dignitaires religieux chiites – ont exprimé leur soutien aux demandes des manifestants tout en se montrant critiques envers l’incapacité du Premier ministre à répondre à leurs revendications. Les deux hommes avaient pourtant contribué à la formation du gouvernement d’alliance de Adel Abdel Mahdi, cinq mois après les élections de mai 2018 qui avaient mené à la victoire des sadristes, un mouvement national irakien islamique. Moqtada Sadr avait défendu une ligne nationaliste libérée des influences étrangères. De son côté, le grand ayatollah Ali Sistani – la plus haute autorité chiite d’Irak – s’est prononcé hier par la voix de son représentant Ahmad al-Safi qui a déclaré dans une mosquée de la ville sainte de Kerbala : « Le gouvernement doit changer sa façon de gérer les problèmes du pays. » Si les propos de Ali Sistani confirment sa préférence pour une démarcation claire entre les questions politiques et religieuses, la stratégie de Moqtada Sadr semble plus confuse. Ce dernier avait effectué une visite surprise à Téhéran lors de la commémoration de la Achoura au début du mois de septembre, interprétée comme une expression claire de l’influence iranienne sur son positionnement politique. Quelques jours auparavant, il avait toutefois ouvertement critiqué le rôle des groupes paramilitaires iraniens en Irak.
La colère irakienne « semble placer des personnalités comme Sistani ou comme Sadr dans une position délicate », estime M. Haddad. « Si les demandes concernent l’ensemble du système, comment pouvez-vous travailler à cela dans un pays comme l’Irak où le pouvoir est si diffus et où les intérêts extérieurs jouent un rôle si important », conclut-il.
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Lorsqu'on est capable de mettre une voiture piégée dans les deux secteurs est/ ouest au Liban, quand la balance penchait plutôt vers le dialogue entre les factions et au calme. On n'est pas à quelque snipers près. C'est vraiment idiot de vivre et de mourir bête. Je dirai
14 h 07, le 07 octobre 2019