Vous expliquez au début de votre ouvrage que, lorsque vous étiez ambassadeur en Syrie (de 2006 à 2009), la politique syrienne de la France était subordonnée à sa politique libanaise. Quels en étaient alors les principaux enjeux ? Est-ce à dire que la situation politique en Syrie n’était jamais évoquée ?
Un de mes prédécesseurs à Damas avait effectivement théorisé cette pratique qui était que notre approche de la Syrie était principalement fonction de notre politique au Liban. Lorsque je suis arrivé à Damas, le contexte était celui de l’après-assassinat de Rafic Hariri, donc la France était en froid avec Damas, on ne parlait pratiquement plus aux Syriens. Lorsque le président Nicolas Sarkozy est arrivé à l’Élysée, il a souhaité changer cela et, très vite, s’est posé la question d’un vide institutionnel à Beyrouth avec la perspective du départ du président Émile Lahoud, sans consensus pour le remplacer. De manière très pratique, la discussion entre Sarkozy et Assad portait sur comment faciliter l’élection d’un nouveau président de la République au Liban. Nous considérions à l’époque que c’était un élément-clé pour assurer une certaine stabilité à Beyrouth. S’il n’y avait pas eu cette préoccupation libanaise, il n’y aurait pas eu d’incitation majeure pour Nicolas Sarkozy de tenter de renouer avec Bachar el-Assad. Il aurait peut-être tenté, mais sans l’insistance et sans la volonté d’arriver jusqu’au bout qui a été la sienne. Par ailleurs, il est vrai qu’il était quasiment impossible de parler avec Assad de la situation intérieure en Syrie.
Entre l’intervention américaine en Irak en 2003 et la non-intervention occidentale en Syrie, vous estimez qu’il était possible de trouver un juste milieu, notamment en effectuant des frappes ciblées. Auraient-elles été acceptées par les opinions publiques et possibles dans le contexte international de l’époque ? Surtout, auraient-elles pu être dissuasives pour le régime de Damas ?
Je crois que cela dépendait beaucoup du moment et de la présentation. En 2012, il était possible de procéder à des frappes ciblées sur des installations du régime syrien qui auraient « changé les calculs » de l’entourage d’Assad. Au-delà d’un certain moment, ce petit monde avait du sang jusqu’au cou et il était clair que la solidarité du clan au pouvoir était devenu inébranlable. En 2012 a eu lieu un attentat contre la cellule de crise du régime, imputé par le pouvoir aux rebelles. Mais tout le monde pense désormais que c’était un coup du régime lui-même ou des Iraniens, ou des deux à la fois. Cela montre qu’à ce moment-là encore, il y avait des failles. Il était possible d’exploiter ces failles par des signaux de force précis.
La présentation était aussi très importante. On pouvait trouver une présentation explicable aux opinions publiques, notamment en créant des zones de sécurité, telles que les réclamaient les Turcs. Une autre possibilité aurait été de ne pas revendiquer ces frappes ou de faire profil bas. L’administration américaine tapissait par exemple de drones le Pakistan, l’Afghanistan, le Yémen sans jamais communiquer. La grande erreur de l’été 2013, le moment où Barack Obama a décidé de ne pas intervenir malgré le franchissement de la ligne rouge qu’il avait lui-même fixée (l’utilisation des armes chimiques par le régime syrien), c’est d’avoir porté ce débat devant la planète entière alors que cela relevait d’une opération de police internationale discrète, allant en quelque sorte de soi.
À partir de la seconde moitié de l’année 2012, il était vital de ne pas laisser le régime de Damas bombarder les zones conquises par l’opposition. Si on était intervenu à ce moment-là, cela aurait changé les calculs et il y aurait eu davantage de place pour la négociation. Mais il est vrai que nous aurions eu à gérer, dans tous les cas, une situation très difficile.
Cela n’aurait pas également risqué de compromettre les négociations naissantes entre Américains et Iraniens sur la question du nucléaire ?
Non. Je crois que les Iraniens – de grands réalistes – auraient parfaitement compris qu’il s’agissait là de deux registres différents et qu’il était tout à fait normal d’essayer, d’un côté, de réduire leur marche à l’arme nucléaire et, d’un autre côté, de faire barrage à leur tentative d’expansion régionale.
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Pensez-vous que le régime syrien en place puisse se maintenir sans Bachar el-Assad ? Cela peut-il faire l’objet d’une négociation entre Russes et Occidentaux ?
À ce sujet, je reste prudent, mais je crois qu’un régime syrien sans Assad peut se perpétuer. Ma ligne d’argumentation est celle du scepticisme, face à la théorie de la clé de voûte, qui voudrait qu’en cas de départ d’Assad, tout le régime s’effondrerait. Cette théorie était valable peut-être il y a dix ans, mais les conditions sont tellement différentes aujourd’hui que je ne vois pas pourquoi les quelques chefs du régime rentreraient dans une guerre civile interne parce qu’Assad serait parti.
Concernant la Russie, je suis encore plus prudent car il est clair que pour le président Vladimir Poutine, la personne de Bachar el-Assad est un test. Il n’a probablement pas beaucoup de respect pour lui, mais veut faire la démonstration qu’il est capable de maintenir en place un allié non seulement contre les souhaits et les exigences des Occidentaux, mais aussi contre son peuple. J’ai peur que la fonction de symbole d’Assad soit très forte dans l’esprit de Poutine. En a-t-il pour autant besoin pour l’éternité ? Je ne le crois pas.
Est-il possible de voir les Russes faire pression sur le régime pour qu’Assad ne se représente pas à la prochaine élection présidentielle en 2021 ?
Je crois que l’élection de 2021 est déterminante. L’option qui serait importante, sous le couvert de réformes constitutionnelles, est qu’Assad ne puisse pas se représenter ou décide de ne pas se représenter. On resterait dans la légalité, il n’y aurait pas de « regime change », les formes seraient respectées et personne ne perdrait la face. Malgré tout, un obstacle fondamental à un règlement politique disparaîtrait.
Vous rappelez que ni l’offre de dialogue ni la stratégie d’isolement n’ont fonctionné avec le régime Assad, dont « on ne peut pas changer la nature ». Quelle politique les Occidentaux doivent-ils alors adopter à son égard ?
Le succès n’est pas le critère absolu. Parfois, le but d’une politique est de témoigner et non pas de gagner. Les courants favorables au régime Assad en France répètent à l’envi que le « régime a gagné et qu’il faut se rallier aux vainqueurs ». Mais ce n’était pas l’attitude du général de Gaulle en juin 1940. Même s’il était vrai qu’Assad avait gagné, ce qui est quand même plus compliqué que cela, ce n’est pas la vocation de la France de se jeter au cou du plus fort.
Il faut parfois savoir ne rien faire, attendre que les astres changent. Maintenant, si, comme le souhaite le président Macron, on veut essayer d’avoir une influence, il faut retrouver des leviers, et ces leviers sont la poursuite des pressions sur le régime qui jettent un doute sur sa soi-disant victoire. Les difficultés qu’il a de contrôler ses propres zones montrent que son assise est moins forte qu’il ne le prétend.
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Pensez-vous que si les conditions restent ainsi, les pays européens, dont la France, vont renouer avec le régime syrien à moyen et long terme ?
Le miroir aux alouettes que fait miroiter la Russie, c’est celui du retour des réfugiés et de la reconstruction. Mais les gens au pouvoir en France et dans d’autres pays en Europe sont avant tout des gestionnaires, des technocrates qui s’intéressent à la bonne gouvernance, et je ne vois pas comment ils pourraient engager des sommes d’argent dans un État failli, dont le maintien en place de ses chefs assure la perpétuation des conditions qui ont fait de cet État un État failli.
Ce n’est pas tellement pour des raisons de grande géopolitique ou de morale, mais plutôt pour des raisons de gestion qu’il y a quand même des limites très fortes à d’éventuels déblocages de crédits pour ce pays. Pour moi, le vrai dilemme est ailleurs. Il est de savoir comment on peut aider les malheureux qui ont besoin d’hôpitaux, d’eau, d’électricité, sans que les secours apportés n’arrivent à 80 % dans les poches du régime tout en légitimant celui-ci.
Les Russes peuvent-ils gagner la paix en Syrie avec Assad et les Iraniens ?
Il y a un équilibre actuel entre la Turquie, le régime de Damas, les États-Unis, Israël et l’Iran, dont Vladimir Poutine est l’arbitre. C’est une situation extrêmement gratifiante en termes de statut pour la Russie. Est-ce pour autant une situation tenable à long terme ? À la fin de mon livre, j’utilise l’image d’un jongleur avec différentes balles : cela peut durer un certain temps, je ne pense pas que cela puisse durer indéfiniment.
Concernant l’Iran, il peut arriver un moment où la Russie reconsidère ses options, mais personnellement, je ne la vois pas rompre avec l’Iran. Je crois que les Russes ont vraiment besoin des Iraniens en Syrie, donc ce sera plus une question de dosage qu’une franche politique de containment.
Comment redonner du poids politique à l’Europe dans la région entre le désengagement relatif des Américains et la politique musclée de la Russie ?
Voyant les choses avec plus de recul, je crois que pour un pays comme la France, il y a deux orientations a priori contradictoires, mais en réalité complémentaires. La première, c’est qu’on doit littéralement réorienter nos politiques en direction des sociétés civiles car ce qu’on a vu avec le printemps arabe, c’est l’importance des sociétés civiles. Si vous n’avez que l’alternative entre des dictatures militaires et des islamistes radicaux, à la fin il y aura des crises sans arrêt dans cette région. Au fond, depuis 1973, on en est un peu là. Ce que l’on voit depuis quelques semaines sous nos yeux, c’est que cette flamme du printemps arabe n’est pas morte. On l’a vu à Alger, on l’a vu au Soudan, on le voit à nouveau en Égypte. La force de l’Europe, c’est d’avoir à la fois l’expertise, les moyens, la taille critique pour avoir une grande politique de soutien aux sociétés civiles. On peut, par exemple, faire beaucoup en Irak. Les Irakiens savent que les autres puissances, la Russie, la Chine, les États-Unis, sans compter leurs voisins iraniens, ont des agendas, ce qui n’est pas le cas de l’Europe qui veut une refondation en profondeur et à long terme.
D’autre part, il faut qu’un pays comme la France garde sa capacité de manœuvre diplomatique. Avec ce qui s’est passé à Biarritz puis à New York dans la tentative française de médiation entre l’Iran et les États-Unis, on voit qu’un vieux pays avec une diplomatie forte peut encore avoir des cartouches. Il ne faut pas se laisser impressionner par les démonstrations de force qui ne sont pas le fin mot de l’histoire.
Comment redonner du sens aux normes internationales après le drame syrien ?
Je pense que cela passe par un réveil des opinions publiques. J’ai commencé ma carrière diplomatique en 1970. À cette époque en France, personne ne parlait du goulag, l’URSS était parfaitement respectée, les exilés venant des pays de l’Est étaient mal accueillis et les crimes étaient à peine mentionnés dans la presse. Cela a commencé à changer au début des années 1980 avec Soljenitsyne et d’autres personnes, et surtout grâce à une prise de conscience qui s’est effectuée progressivement. S’agissant de la malheureuse Syrie, les opinions publiques ont un sentiment d’une telle impuissance qu’elles préfèrent détourner les yeux, mais ça ne durera pas toujours, en tout cas je veux l’espérer.
N’est-ce pas plutôt le fait que la bataille du récit ait été gagnée par l’axe russo-irano-syrien qui explique le désintérêt des opinions publiques ?
Oui, la bataille du récit a été perdue par les Occidentaux. Mais elle avait été perdue par les libéraux contre les communistes dans les années 1960. Sartre avait gagné contre Aron, mais ce n’est jamais définitif. Il faut que les gens qui conservent la foi, qui pensent que la nature de l’homme n’est pas forcément de torturer et de tuer ses semblables continuent à se battre pour qu’un jour, à nouveau, l’ampleur des crimes saisissent d’effroi les opinions publiques. Alors, il sera à nouveau possible de trouver les moyens de faire respecter les normes internationales.
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C'est un néoconservateur libéral fanatique, ce monsieur.
19 h 52, le 08 octobre 2019