Dans une rue du quartier de Fatih à Istanbul, certains magasins arborent des inscriptions en arabe. Photo d’archives/AFP
« Il n’y aura plus aucun Syrien à Istanbul si cela continue comme ça. La Turquie est comme un monstre qui dormait et qui se réveille tout à coup », déplore Ahmad*, originaire de Deraa, qui a fait le choix, il y a quelques jours, de fuir Istanbul pour la Grèce.
Le gouvernement turc mène depuis deux semaines une campagne visant à expulser de la mégalopole les étrangers en situation irrégulière. La Turquie accueille sur son sol plus de 3,5 millions de Syriens ayant fui la guerre. Le gouvernorat d’Istanbul a affirmé dans un communiqué que plus de 547 000 Syriens vivaient à Istanbul « sous le régime de protection temporaire », mais que tous ceux qui s’y sont installés illégalement étaient désormais passibles d’expulsion. Un vaste coup de filet, perçu par beaucoup comme une véritable « chasse aux Syriens », a permis aux autorités de la ville d’arrêter plus de 6 000 migrants. « Nous menons une opération depuis le 12 juillet (...) Nous avons attrapé 6 122 personnes à Istanbul, dont 2 600 Afghans. Une partie de ces personnes sont des Syriens », a déclaré le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu dans une interview mercredi à la chaîne turque NTV.
Selon un communiqué publié par le gouvernorat d’Istanbul en turc et en arabe, les Syriens installés à Istanbul mais enregistrés en tant que réfugiés dans un autre gouvernorat turc seront renvoyés vers le gouvernorat en question. Les enregistrements des demandeurs d’asile Syriens ont cessé début février 2018 dans la province d’Istanbul, suite à une décision du ministère de l’Intérieur. D’autres régions ont fait de même.
Le statut des Syriens de Turquie est extrêmement précaire, car ils ne sont pas légalement considérés comme « réfugiés », mais bénéficient d’une « protection temporaire », qui les contraint à résider dans la province où ils ont été enregistrés.
« Beaucoup de Syriens sont venus habiter à Istanbul, alors qu’ils étaient inscrits ailleurs, parce qu’ils ne trouvaient pas de travail. Mais les plus vulnérables face à cette décision sont ceux qui n’ont toujours pas pu obtenir de documents officiels ou les derniers arrivés, rentrés illégalement », explique Houssam*, un Damascène habitant à Istanbul, contacté via WhatsApp. Entré légalement en Turquie en 2014, ce dernier bénéficie d’un permis de séjour touristique qu’il renouvelle tous les 18 mois. Moins de 100 000 personnes se trouveraient dans le même cas de figure. « Depuis quelques semaines, on voit davantage de policiers dans les rues. J’ai moi-même été arrêté plusieurs fois, mais mon statut me protège. Du moins pour l’instant, car vu le climat de peur qui s’installe, les autorités pourraient très bien nous tomber dessus un jour », confie-t-il.
(Lire aussi : « Si on trouve un chat mort, il y aura toujours quelqu’un pour dire que c’est un Syrien qui l’a tué »)
Emprisonné
Rami*, un journaliste qui a fui la ville de Jaramana, dans la banlieue sud-est de Damas, est entré illégalement en 2015 en Turquie. Depuis, il n’a toujours pas réussi à régulariser sa situation. « La réalité sur le terrain est totalement différente de ce que la loi turque stipule. On n’a jamais voulu me donner des papiers et j’ai été confronté à la froideur et à l’irrespect total des autorités. On m’a renvoyé une fois chercher des informations, et quand je suis revenu avec, je me suis rendu compte qu’ils n’avaient même pas enregistré ma demande sur leur ordinateur », raconte-t-il. Au-delà du laxisme ambiant, Rami n’a jamais pu récolter les sommes nécessaires pour valider les démarches. Avec les nouvelles mesures, il se trouve aujourd’hui au pied du mur. « Je ne sors plus de chez moi. Rien que l’idée d’aller au supermarché en bas me tétanise. Ma situation est la même que lorsque j’étais en Syrie, prisonnier dans ma propre maison », dit-il. Près de 26 000 Syriens vivent à Istanbul sans disposer de carte de protection temporaire, mais on ne connaît pas le nombre de ceux vivant dans la ville mais qui sont titulaires d’une carte de protection délivrée ailleurs en Turquie. La peur est désormais palpable au sein de la communauté. « Les Syriens se tournent vers des associations qui tentent de régulariser leurs dossiers par le biais d’avocats turcs. Ceux qui vivent illégalement à Istanbul ont jusqu’au 20 août pour quitter la ville d’après l’ultimatum lancé par le gouvernement. Officiellement, ce dernier affirme qu’il n’y a eu aucune déportation vers la Syrie, mais selon de nombreux témoignages, ce serait effectivement le cas », affirme Maïssam Nimer, chercheuse à l’Istanbul Policy Center de l’université Sabanci, contactée par L’OLJ. La Turquie est liée par la règle de non-refoulement du droit international coutumier, qui interdit le retour de quiconque, de quelque manière que ce soit, dans un endroit où il courrait un risque réel de persécution, de torture ou d’autres mauvais traitements, ou de menace à la vie. Cela inclut les demandeurs d’asile, qui ont le droit de voir leurs demandes réglées équitablement et de ne pas être sommairement renvoyés dans des endroits où ils craignent d’être lésés.
(Pour mémoire : La grande inquiétude des réfugiés syriens en Turquie)
Retour à Idleb
Selon Mahdi Daoud, président du Forum des associations syriennes, une coalition d’ONG syriennes, interrogé par l’AFP, « plus de 600 Syriens », pour la plupart titulaires de « cartes de protection temporaires » délivrées par d’autres provinces turques, ont été arrêtés la semaine dernière à Istanbul et expulsés vers la Syrie.
Une affirmation aussitôt démentie par les autorités. « Ces personnes, nous ne pouvons pas les expulser (...) Lorsque nous attrapons des Syriens qui ne sont pas enregistrés, nous les envoyons dans des camps de réfugiés », a affirmé le ministre de l’Intérieur, mentionnant un camp dans la province turque de Hatay. « Comment peut-on renvoyer les gens sous les bombes ? Si cela venait à m’arriver, comment pourrais-je y survivre ? J’écris contre le régime syrien et contre les groupes islamistes et je sais comment l’un comme l’autre se comporterait avec des gens comme moi », poursuit Rami.
Un risque que n’était pas prêt à encourir Ahmad qui a fui pour la Grèce, pétrifié à l’idée d’être renvoyé à Idleb, sous le déluge de feu des forces de Bachar el-Assad et de ses alliés. Alors avec 16 compatriotes, il a traversé à pied grâce à des passeurs turcs de l’autre côté de la frontière. « Ils nous ont dépouillés en pleine forêt, et on devait faire très attention aux patrouilles allemandes qui contrôlent le long de la frontière grecque. Je ne sais pas comment je suis arrivé sain et sauf », confie-t-il, encore sous le choc.
Arrivé à Istanbul en janvier dernier, Ahmad raconte n’avoir pas eu d’autre choix. « Ces dernières semaines, se déplacer était devenu un enfer. Les Turcs cassent des magasins tenus par des Syriens et passent des gens à tabac », fustige-t-il. D’après une étude publiée début juillet par l’Université Kadir Has à Istanbul, la part des Turcs mécontents de la présence des Syriens est passée de 54,5 % en 2017 à 67,7 % en 2019. Ce tour de vis contre les migrants survient après la défaite de l’AKP, parti du président Recep Tayyip Erdogan, lors des élections municipales à Istanbul, en juin, lors desquelles l’accueil des Syriens s’était imposé comme un sujet majeur de préoccupation des électeurs. « Beaucoup estiment que l’AKP a perdu Istanbul à cause de la politique syrienne menée par Erdogan. Une partie de la société turque séculaire perçoit cela comme un “danger” pour les valeurs turques laïques, notamment avec les choix du président d’offrir la nationalité à des Syriens sunnites religieux. Mais cette campagne découle également d’un autre facteur puisque, en ces temps économiques difficiles, les Syriens deviennent des boucs émissaires », conclut Maïssam Nimer.
*Les prénoms ont été changés pour des raisons de sécurité évidentes.
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commentaires (6)
La Turquie ne se présente pas comme amie du peuple syrien ? Alors elle est où cette amitié ?
Zorkot Mohamed
04 h 46, le 27 juillet 2019