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Culture - Roman

Du Chouf à Genève en passant par Paris, le récit épique de Tasmine la rebelle

« Les arrogants » (JC Lattès, 406 pages) de Gabriel Boustany* : hymne pour l’émancipation féminine levantine et dénonciation du colonialisme occidental.

En couverture du roman de Gabriel Boustany, détail d’une huile de Nada Akl intitulée « La jeune fille et la colombe ».

À un âge vénérable, Gabriel Boustany ne lâche pas sa plume et encore moins sa passion pour la littérature ou le cinéma. L’homme de théâtre qui a signé une trentaine de pièces dont Pour savoir qui… qui… qui… sera mangé (1974), qui a fait l’étonnement, sans l’unanimité, du Festival de Baalbeck par son avant-gardisme à l’époque, revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec un roman Les arrogants (JC Lattès, 406 pages), histoire mouvementée du Proche-Orient dans les années 1930. Mais aussi, par-delà les acerbes critiques du colonialisme occidental, un attachant portrait de femme rebelle et indépendante…

Franco-Libanais installé en France depuis 1973, juste deux années avant que le grand chamboulement de la guerre ne décime le paysage du pays du Cèdre, l’auteur des Criquets migrateurs mis en scène par Roger Assaf et producteur (entre autres) des films Mort en direct de Bertrand Tavernier et Le sang des autres de Claude Chabrol, est un fils de Beyrouth : après des études de littérature à la faculté des lettres de Beyrouth, il a publié son premier roman intitulé Joachim l’imbécile aux éditions Scorpions en 1961. Depuis, il a bâti une carrière avec la continuité dans l’écriture dramaturgique (on cite La braconnière et Locusta pour les rampes parisiennes), le cycle romanesque (Tabourni ou Le camp de Miemié en 2002), et bien sûr l’attachement au déroulement des pellicules et les projections sur grand écran dont cette production franco-canadienne Atlantic City de Louis Malle où Susan Sarandon et Burt Lancaster ont fait des étincelles en 1980.

Aujourd’hui, son opus Les arrogants, volumineux roman historique, dédié en premier lieu à Anaïs, sa petite-fille, mais aussi à May Arslane Joumblatt (épouse du leader druze Kamal Joumblatt), se place en devanture des librairies. Fourmillant de personnages croqués sur le vif et hauts en couleur, suite sans doute à une recherche historique fouillée et bien menée, c’est un livre écrit avec une évidente délectation d’écrivain tant les détails sont finement ciselés et la phrase se déployant avec une beauté sonore incantatoire.

Écriture cinématographique

Sans être un livre choral, il n’en est pas moins une fresque vivante, pittoresque et colorée de la société levantine, déjà (en 1930) mal dans sa peau, son quotidien et sa destinée. Également une quête sur le sens et les impératifs de la vie dans une région livrée aux plus grands déchirements, embrasements et prédations, régie par un inflexible machisme et un glouton appétit du pouvoir.

La fiction historique s’ouvre sur une scène flamboyante digne de l’apprêt de la traversée du Titanic. D’autant plus qu’elle est rédigée par un auteur possédant un sens de cinéaste averti, non seulement pour les répliques qui font mouche ou les commentaires judicieux, mais aussi pour la prise de vue ou le champ visuel global.

Voyageant sur ce paquebot de rêve, le Champollion – un musée flottant rappelant la grandeur de l’Égypte –, une famille, les Fakreddine, émigre du Levant vers des cieux supposés plus clairs, plus cléments et plus civilisés. Ce même Champollion qui viendra en 1952, suite à une erreur de navigation, s’échouer sur les brisants de Khaldé, au sud de Beyrouth… Prémonition des jours sombres qui vont s’amonceler sur l’Orient, le fascisme et le nazisme qui se profilent à l’horizon d’une Europe disloquée en proie à d’incroyables dérives et atrocités ?

« J’ai entrepris il y a quelques années l’écriture “fort ambitieuse” d’une trilogie de Beyrouth, précise Gabriel Boustany. Ce livre en est le premier volet. Les personnages s’inspirent de gens que j’ai connus et de situations revues et corrigées par la part de l’imaginaire. Le Liban est un village et les Libanais sont partout chez eux dans le monde. La Montagne, le Chouf, tient une grande place dans ce livre, il en est la flamme. On reste dans le romanesque. »

Et l’auteur de préciser que son ouvrage traite de l’émancipation de la femme et tisse l’histoire d’une avant-gardiste dans ce domaine. Une femme douée d’une intelligence hors du commun, totalement en avance sur son temps, sur les balbutiements et les dérives d’aujourd’hui. « Évidemment, cette question est intimement liée à la politique, aux religions, aux coutumes. Malheureusement, on s’encrasse dans des habitudes et les Libanais – dont je fais partie et qui ont d’autres chats à fouetter par les temps qui courent – perdent chaque jour un peu de leur âme. » Et d’enchaîner : « Rien qu’à lire la presse, on se rend compte de l’état de décrépitude dans lequel nous sommes tombés. L’Orient-Le Jour témoigne courageusement de la nasse où le pays se débat. » Des clefs ? « Je n’aime pas les romans à clefs. Et je répondrai en citant une phrase des pensées de Pascal : “Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé.” »

Toujours est-il que pour le moment, en tournant les pages du roman, on retrouve sur le ponton du paquebot filant vers l’Europe une petite fille, la princesse Tasmine, de mère circassienne et d’un père épris du Baas arabe, par conséquent honni par les autorités du mandat français au Liban et en Syrie, fêtant joyeusement ses dix ans. Sans savoir ce qui l’attendait dans sa turbulente traversée humaine qui va épouser tous les méandres, toutes les difficultés et les détours d’une orientale face au Levant où les hommes font la loi et où les Occidentaux ont voulu façonner une région selon leurs lorgnette et diktat… En appui, cette phrase de l’un des personnages du roman : « Les Occidentaux ont inventé le Proche-Orient pour nous diviser et pour mieux nous piller. »

Mais Tasmine est une jeune femme inflexible qui ne se laisse pas faire et encore moins conter. Ni dans sa vie privée ni en société. Éduquée entre Genève, Paris et Beyrouth, forte d’un bagage intellectuel consistant, elle cherchera le bonheur avec fureur, sans concession aucune, pliant les hommes et les situations à ses désirs, son éthique et sa morale. Une figure féminine emblématique dans son intransigeance, battante avant l’heure. Une de ces lionnes et amazones qui marquent le temps, les lieux et les êtres.

Il y a son frère Farouk, ce Gulmar troublant qu’elle adore, ses sœurs Yasmina et Zahra, et Tristan, le moussaillon jamais perdu de vue. Choyée par son père l’émir Tarek, elle le désespère un peu par son attitude de musulmane pas très à cheval sur les comportements sociétaux… De cette chevauchée fantastique entre trois capitales aux images presque antagoniques – Genève la calme, Beyrouth aux multiples masques, et Paris l’éternelle libertaire – se dessinent les grandes lignes d’une période où l’Orient affronte ses tourmentes et ses démons – mais aussi ses archanges!–, ainsi que la face cachée d’une Europe elle-même sur un volcan et dont le colonialisme dévorant n’est guère une ligue de vertu…

Un roman palpitant, mené tambour battant, écrit avec finesse et cœur, qui se laisse facilement dévorer : un excellent compagnon pour le farniente de l’été...

*Gabriel Boustany signera son ouvrage le 20 juin 2019 à la Librairie Antoine, souks de Beyrouth, de 17h à 20h.

À un âge vénérable, Gabriel Boustany ne lâche pas sa plume et encore moins sa passion pour la littérature ou le cinéma. L’homme de théâtre qui a signé une trentaine de pièces dont Pour savoir qui… qui… qui… sera mangé (1974), qui a fait l’étonnement, sans l’unanimité, du Festival de Baalbeck par son avant-gardisme à l’époque, revient aujourd’hui sur le devant de la...

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