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Nos Lecteurs ont la Parole - par Sissi BABA

#Diplôme #Exil #Prostitution

Rien n’est plus funeste au corps que la perte de son âme. C’est la flèche de Notre-Dame de Paris qui succombe aux flammes et fait périr, momentanément, l’identité culturelle et religieuse de la France, de l’Europe, et l’identité humaine du monde entier. Que reste-t-il après la perte ? Un large corps noir et creux. Pourtant, les romantiques verront le doux rayon pénétrer les vitraux, les croyants verront une croix si majestueusement illuminée, si miraculeusement dressée, les rêveurs s’imagineront une nouvelle voûte, les poètes reliront Nerval et Claudel... L’expérience à Notre-Dame sera ainsi sauvée. Ce n’est pas seulement la pierre qui réinstaurera la gloire. La pierre seule ne bâtit pas la gloire. Quelle belle leçon pour apprendre qu’il ne faut pas succomber à la perte, au désespoir, à la capitulation, qu’il faut combattre jusqu’au dernier moment.

Nombreux sont les pays qui ont vu leur civilisation chuter, leur culture dégrader… la France de la révolution, l’Arabie de la poésie, de la science et du vin, la Russie impériale, puis à nouveau l’Arabie de 1948 qui perd des territoires par bêtise et par vente à un État religieux des plus racistes, la Suisse d’Orient de 1975, l’Union soviétique, puis à nouveau la Suisse d’Orient à laquelle je préfère une autre appellation, le Liban.

C’est le désespoir programmé, historiquement hérité, génétiquement greffé qui plane sur la région. Nous adorons pleurer la Nakba, les ruines, la guerre civile. Géographiquement ouverts vers l’Occident, nous adorons la mer qui mène surtout à Paris, Londres ou New York. Pourtant, notre amour ancestral de la mer servait jadis à montrer les accomplissements du pays du Cèdre. À force de respirer désormais une pollution psychologique et chronique, c’est la mer de la capitulation que l’on aime prendre. Diplôme à la main, nous baissons rapidement les bras comme si la vie est censée être une facile quête, tracée à l’avance et sans obstacles. Comme si la situation ailleurs est parfaite. Comme s’il y a des pays qui ressemblent à la patrie. Bien sûr que la situation s’aggrave davantage ici, mais c’est à nous de la réparer, la nettoyer. Et plus les corrupteurs abusent le peuple, mieux c’est ; leur écroulement est une affaire de temps, et le temps passe…

Que faire alors ? Tout abandonner et partir comme dans La gardienne des clefs des Rahbani ? Ou rester comme dans leur Baalbakiyé ? Bien que le désespoir chronique et collectif soit dangereux, Samir Kassir nous rappelle qu’il n’est pas une destinée. En tout cas, il ne peut pas être destiné à un petit peuple qui est connu pour son goût, ses compétences, son savoir-vivre, son éternel combat, son éternelle résurrection. Pourquoi va-t-on exceller seulement à l’étranger ? Les obstacles ici sont plus nombreux, les adjuvants se font rares, raison pour laquelle il ne faut pas perdre espoir : apprenons du modèle européen – puisque nous adorons l’Europe ! – ce que Churchill disait : « Les causes perdues sont les seules qui valent la peine d’être défendues. » Imaginons Churchill capituler, les soldats de Leningrad partir, les pompiers de Notre-Dame fuir…Que restera-t-il du pays ? Un corps creux et noir.

Pour un peuple qui s’acharne sur la défense de ses confessions, il est bizarre qu’il perde facilement espoir, voire espérance en la cause qu’est le pays. On adore aller à l’église, mais à peine connaît-on les souffrances du chemin, oubliant la symbolique de la Passion et de la résurrection, on n’hésite pas à partir. On adore se dématérialiser et tester l’endurance du corps lors du ramadan, mais si l’épreuve devient réelle et quotidienne, on s’en va, comme si l’origine de tous les maux du pays s’attribuait au pays même. Croyants seulement formellement, bêtement, superficiellement, la plupart d’entre nous cherche la matière, le rêve américain ou le nouvel eldorado, les pays du Golfe, comme si les pierres et les pièces seules pouvaient bâtir la gloire. Comme si l’homme pouvait vivre de pain seulement. Mais c’est la mode ! La vague qu’il faut désormais suivre. Faisons comme tout le monde et cherchons l’expérience facile qui n’apprend rien. Cherchons le succès instantané sans gramme d’effort car c’est l’époque Instagram des « influenceurs » dont le contenu est vide, mais peu importe, tant que ça rapporte de l’argent. Soyons si cons et concis, car la profondeur, la passion, les livres n’intéressent plus personne ! Doctorant en littérature, on est sollicité à partir à Dubaï enseigner le français-langue-étrangère pour des salaires de pierre. Mais quoique la pierre soit précieuse, elle demeure une pierre. Nous avons des vignobles qui donnent le vin, mais on nous pousse à se contenter du vinaigre. C’est plus rapide, moins cher et c’est bien pour le biz. Car finalement à quoi serviront les milliers de pages que nous avons précieusement lues et soigneusement analysées, à quoi serviront les pierres qui ont bâti le temple qu’est l’homme ? « Pierre après pierre, jour après jour, de siècle en siècle avec amour », à quoi servira le temple bâti par l’homme ? « À quoi me sert encore de prier Notre-Dame ? » À montrer la beauté. Peut-être aussi la grandeur de l’homme, ou celle du créateur mais qui se manifeste essentiellement par sa créature. C’est la beauté qui sauve le monde, comme le dit Dostoïevski, non la médecine qui sauve uniquement un corps individuel qui finira par disparaître. Une thèse en littérature, le très long chemin pour sculpter les muscles, fortifier l’esprit et la psychologie et devenir champion, ballerine, écrivain… rêver, endurer les difficultés au Liban et pourtant y rester pour lui redonner une renommée qu’il mérite et qui a été complètement bafouée par certains Libanais à l’étranger à cause de leur incompétence et snobisme… À quoi bon ? Cela fait avancer l’humanité. Cela améliore le pays, car seuls les projets des rêveurs audacieux traceront le sourire sur le visage des désespérés.

« L’homme a voulu monter vers les étoiles », à la place, on lui propose des voyages des plus plats dans l’horizon des eldorados qui brillent seulement de loin. Travailler seulement pour l’argent, quitter sa patrie seulement pour l’argent, pour l’illusion d’un bonheur matériel, surtout dans des pays inférieurs en histoire et en culture, n’est-ce pas une capitulation, une infidélité, voire une prostitution ?

Pour certains, c’est le temps des hashtags, du pur pragmatisme, des petites pierres. Mais il est certain que pour tant d’autres, c’est le temps des cathédrales, du mot qui fait ériger une pierre qui dure en marquant la trace de l’homme. Pour nous, petit groupe du Liban qui a pour foi le livre et sa signification, le rêve est un devoir, l’exécuter est une mission. Nous resterons ici à écarter… les hémisphères de notre cervelle, à écrire et concrétiser car rien n’est plus funeste au corps que la prostitution de l’âme.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

Rien n’est plus funeste au corps que la perte de son âme. C’est la flèche de Notre-Dame de Paris qui succombe aux flammes et fait périr, momentanément, l’identité culturelle et religieuse de la France, de l’Europe, et l’identité humaine du monde entier. Que reste-t-il après la perte ? Un large corps noir et creux. Pourtant, les romantiques verront le doux rayon pénétrer les...

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