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Liban - Hommage

Boutros Boustany, itinéraire d’un enfant de la Nahda

Le bicentenaire de la naissance de l’érudit sera célébré aujourd’hui à Beyrouth.

Portrait de Boutros Boustany par Daoud Corm.

Boutros Boustany. Avec Ahmad Farès el-Chidiac et Nassif Yazigi, il est l’un des pères libanais de la Nahda, la révolution culturelle de la fin du XIXe siècle, fille des Lumières européennes – nos Immortels à nous. Si bien que ce grammairien, lexicographe, éducateur et journaliste, mais aussi promoteur de l’idée du vivre-ensemble et pionnier dans la défense des droits et des libertés de la femme, est entré dans le panthéon des plus grands esprits de ce pays et de la région sous le surnom d’al-Mouallem, le Maître.

Dans une initiative plus que remarquable, surtout en ces temps crépusculaires, le Liban célèbre aujourd’hui le bicentenaire de la naissance de cette figure d’exception à travers une cérémonie organisée ce soir à Beyrouth par l’Association Boutros Boustany, présidée par le député du Chouf Farid Boustany (membre du bloc du « Liban fort » du Courant patriotique libre), et le comité national chargé de l’événement, dirigé par le vice-président de la Chambre Élie Ferzli. Elle est placée sous le haut patronage du président de la République, Michel Aoun.


De Debbiyé à Aïn Warqa

Rien ne préfigurait un destin extraordinaire à cet homme, issu d’une famille maronite modeste originaire du Liban-Nord.

Ses ancêtres étaient venus s’installer dans le Chouf au XVIe siècle, en provenance du petit village de Berqacha au sud de Bécharré, où ils travaillaient dans le jardinage, dans le boustan, comme le rapporte l’écrivain Habib Boustany – d’où le nom de famille des Boustany. Après un passage par le village de Ghadir (Kesrouan), ils avaient élu domicile dans la capitale des émirs, Deir el-Qamar, avant de se fixer dans le petit village de Debbiyé au XVIIIe siècle.

C’est à Debbiyé que voit le jour Boutros Boustany. Son père Boulos meurt alors que l’enfant est encore jeune, et sa mère l’envoie faire ses études « sous le chêne » dans une école de fortune rustique et caractéristique de l’époque, dirigée par son oncle, le curé Mikhaël Boustany, mais dont la formation était « digne d’un grand lycée », comme le relève Habib Boustany. Le jeune Boutros y apprend l’arabe, le syriaque, le latin et le calcul, mais il se distingue rapidement de ses pairs, manifestant un talent exceptionnel dans toutes les disciplines. Cette excellence attire l’attention de l’archevêque de Saïda et de Tyr, Mgr Abdallah Boustany, installé à Beiteddine, qui décide de transférer l’enfant à la prestigieuse école de Aïn Warqa, à Ghosta (Kesrouan), la « Sorbonne de l’Orient », dont l’enseignement est identique à celui de l’École maronite de Rome. Les bancs de Aïn Warqa constituent à l’époque le passage quasi obligé des futurs évêques maronites, mais c’est surtout là qu’Ahmad Farès el-Chidiac puis Nassif Yazigi, comme Boutros Boustany, recevront leur formation singulière dans le domaine des langues, de la théologie, du droit canonique, de la littérature, de la philosophie, de l’histoire et de la géographie.


Le missionnaire protestant

Sitôt ses études terminées, Boutros Boustany devient enseignant à Aïn Warqa, mais y poursuit simultanément des études en littérature anglaise. Il l’ignore certainement, mais il sera bientôt invité à prendre part à un mouvement culturel unique dans l’histoire du monde arabe contemporain, dont le khédive d’Égypte Mohammad Ali a jeté les bases en 1826 en envoyant ses premiers boursiers en France, sous l’égide de Rifaa al-Tahtawi, lequel publie en 1832 son célèbre Takhlis al-ibriz fi talkhis Bariz (L’Or de Paris), une description de ses observations parisiennes et des mœurs et pratiques occidentales de l’époque. C’est le coup d’envoi de la Nahda.

Mais retour au Liban. Sa maîtrise de la langue anglaise permet à Boustany de briguer, après 1840, un poste de traducteur dans l’armée anglaise, débarquée dans la capitale pour mettre fin au soulèvement de Mohammad Ali et de son fils Ibrahim Pacha contre la Sublime Porte, sur fond de crise druzo-maronite. Le jeune enseignant s’y lie d’amitié avec le missionnaire américain protestant Cornelius Van Dyck. Depuis le tout début du siècle, les biblistes de Boston ont en effet choisi le Mont-Liban puis Beyrouth comme lieu de prédilection pour diffuser leur littérature et leur enseignement. Il s’agit d’un tournant dans la vie de Boutros Boustany, qui se convertit alors au protestantisme.

Il sera, dans les années suivantes, missionnaire à son tour, d’abord à Hasbaya (Liban-Sud) en 1844, où la tâche est de fonder une école évangélique, puis à l’école évangélique de Abey entre 1846 et 1848, où il inaugure son œuvre littéraire et linguistique en publiant ses deux premiers ouvrages sur le calcul et la conjugaison arabe. De retour à Beyrouth en 1848 en tant que traducteur pour la mission diplomatique américaine, il se lance dans le vaste projet, initié l’année précédente, d’une traduction arabe de la Bible avec le missionnaire américain Eli Smith et Nassif Yazigi (également converti au protestantisme). Ce n’est qu’en 1860 que la traduction du Nouveau Testament sera achevée – précédée à Londres par une autre traduction… faite par Chidiac, lui aussi converti au protestantisme (puis ultérieurement à l’islam sunnite) après le décès de son frère dans les prisons du patriarcat maronite. Mais en dépit de son engagement aux côtés des missionnaires, Boustany saura conserver son autonomie à leur égard...


« La religion à Dieu, la patrie à tous »

Après les tragiques affrontements druzo-maronites de 1860, période durant laquelle il traduira Robinson Crusoé, Boutros Boustany apporte une pierre supplémentaire à l’édifice nahdawi en créant le premier des quatre journaux dont il sera à l’origine, Nafir Souriya (Le Clairon de Syrie). Le quotidien est l’expression d’une « perception du journalisme entendu comme un message », note l’historien Samir Kassir dans son Histoire de Beyrouth. À la fois signe des temps et parfaitement avant-gardiste, le slogan en tête du quotidien fera date : « La religion est à Dieu, la patrie à tous. » En 1870, il lancera la revue à caractère encyclopédiste al-Jinan, puis le quotidien al-Janna et enfin l’hebdomadaire al-Junayna.

Selon Habib Boustany, l’objectif du Clairon de Syrie, qui paraîtra jusqu’en 1861, était « d’appeler ses compatriotes à faire taire les armes et à s’unifier sous l’égide de l’appartenance à la patrie ». « Boutros Boustany a vite compris que ce qui s’était produit dans la Montagne provenait en grande partie d’un manque d’immunité et de civisme, d’où la nécessité de mettre sur pied un système éducatif nouveau », ajoute l’écrivain.


L’esprit de la Nahda

C’est tout l’esprit de la Nahda qui culmine ici en Boutros Boustany : l’influence fondamentale des événements géopolitiques de l’époque qui augurent de l’acmé de la question d’Orient à venir, et leurs répercussions sur le pays ; l’enseignement dispensé par les missionnaires ; l’ouverture politique et culturelle aux nouvelles idées en provenance d’Europe, dont le patriotisme (une forme de proto-nationalisme, mais pas encore au sens étroit et confiné au périmètre exclusivement national, puisque Boustany développe l’idée de la patrie à l’échelle du Bilad el-Cham sans rejeter la citoyenneté ottomane) mais aussi la laïcité, l’individuation, le vivre-ensemble et l’humanisme ; la volonté d’adapter la langue aux temps nouveaux et ses corollaires naturels, l’émergence d’un vaste mouvement de traduction et d’une presse locale ; et, enfin, le rêve d’un système éducatif qui puisse conjuguer et diffuser ce souffle humaniste.

Aussi va-t-il s’atteler à cette dernière tâche dès 1863 en fondant un collège d’enseignement général où, par-delà les cours de langue dispensés, il veut voir s’incarner ce vouloir-vivre-ensemble qu’il prône. Ce sera la Madrassa wataniya, ou l’École nationale, première école laïque d’Orient, puisqu’elle enseigne aux étudiants, toutes appartenances confondues, le sens de l’attachement à la patrie et la dissociation nécessaire entre la religion et l’État.

Mais le plus grand accomplissement de Boutros Boustany sera sans doute la mise en œuvre du dictionnaire Muhit al-Muhit et de l’encyclopédie en six volumes publiée sous le nom de Dairat al-Maarif (Le Cycle des connaissances) entre 1870 et 1872, auxquels ses successeurs ajouteront cinq autres volumes.

Boutros Boustany s’éteint en 1883, à l’âge de 64 ans. Le jeune écolier du chêne de Debbiyé est devenu une référence culturelle régionale et un pionnier de la modernité. Puisse son message d’humanisme et d’universalisme, celui de la Nahda dont il était l’un des porte-étendards les plus déterminés, inspirer et raviver quelque peu les âmes, les esprits et les consciences en cette Longue Nuit, au Liban comme au Machreq.

Sources :

• « Histoire de Beyrouth » de Samir Kassir, 2004, éditions Fayard.

• « À l’aube du bicentenaire du Maître Boutros Boustany » de Habib Boustany.

Boutros Boustany. Avec Ahmad Farès el-Chidiac et Nassif Yazigi, il est l’un des pères libanais de la Nahda, la révolution culturelle de la fin du XIXe siècle, fille des Lumières européennes – nos Immortels à nous. Si bien que ce grammairien, lexicographe, éducateur et journaliste, mais aussi promoteur de l’idée du vivre-ensemble et pionnier dans la défense des droits et des...

commentaires (5)

l'excommunication en est probablement la raison principale de la conversion de Boutros Boustany au protestantisme. Dès 1738 alors que le nombre des franc-maçons en Europe ne se comptait que par quelques milliers,le pape Clément XII, prononce la bulle "In eminenti". condamnant ainsi les francs-maçons à la sanction la plus grave qui soit pour un catholique. Le gout du secret, le travail sans dogme et sans préjugés des franc-maçons inquiétaient grandement le Vatican et il en est ainsi jusqu'à aujourd'hui. Incompréhension ? ou concurrence entre le siège papal et les franc-maçons ? ou les deux ? Cette méfiance a toujours existé malgré les nombreux ecclésiastiques membres de cette confrérie et ceci depuis sa genèse. Parlant de la loge "Palestine" il y avaient de nombreux maçons arméniens "citoyens ottomans "comme toute la région à l'époque (qu'on peut les découvrir dans des "chroniques" maçonniques (livres publiés il y a environs une quinzaine d'années). Le sujet est vaste et le personnage Boutros Boustany mérite une étude approfondie... De nos jours peu de personnalités libanaises arrivent à sa "hauteur" hélas !

Sarkis Serge Tateossian

17 h 58, le 02 mai 2019

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Commentaires (5)

  • l'excommunication en est probablement la raison principale de la conversion de Boutros Boustany au protestantisme. Dès 1738 alors que le nombre des franc-maçons en Europe ne se comptait que par quelques milliers,le pape Clément XII, prononce la bulle "In eminenti". condamnant ainsi les francs-maçons à la sanction la plus grave qui soit pour un catholique. Le gout du secret, le travail sans dogme et sans préjugés des franc-maçons inquiétaient grandement le Vatican et il en est ainsi jusqu'à aujourd'hui. Incompréhension ? ou concurrence entre le siège papal et les franc-maçons ? ou les deux ? Cette méfiance a toujours existé malgré les nombreux ecclésiastiques membres de cette confrérie et ceci depuis sa genèse. Parlant de la loge "Palestine" il y avaient de nombreux maçons arméniens "citoyens ottomans "comme toute la région à l'époque (qu'on peut les découvrir dans des "chroniques" maçonniques (livres publiés il y a environs une quinzaine d'années). Le sujet est vaste et le personnage Boutros Boustany mérite une étude approfondie... De nos jours peu de personnalités libanaises arrivent à sa "hauteur" hélas !

    Sarkis Serge Tateossian

    17 h 58, le 02 mai 2019

  • Je suis fier de lire que l'école maronite de Aïn Warqa que l'on aperçoit aujourd'hui de Meerab au creux d'une vallée à Ghosta (Kesrouan), considérée comme la Sorbonne de l'Orient. Maintenant, savoir comment Boutros Boustany, né maronite à Debbiyé, Ahmed Farès el-Chidiac, né maronite à Achqout et Nassif Yazigi, catholique, tous les trois sortis de Aïn Warqa, s'étaient convertis au protestantisme sauf Farès el-Chidiac qui se reconverti à l'Islam ? Cela est une autre histoire de la ratatouille communautaire au Liban. Merci M.H.G.

    Un Libanais

    16 h 20, le 01 mai 2019

  • Superbe article, bien documenté, qui nous fait découvrir une personnalité que rien, dans le Liban actuel, ne laisse imaginer. Eh oui, comme l'écrit la journaliste dans la chute de son article, plus dure fut la chute!

    Marionet

    13 h 18, le 01 mai 2019

  • C'est un article intéressant sur ce personnage important de l'histoire libanaise. Il y a une petite erreur dans l' article : on écrit "Il sera, dans les années suivantes, missionnaire à son tour, d’abord à Hasbaya (Liban-Sud) en 1944, où la tâche est de fonder une école évangélique, puis à l’école évangélique de Abey entre 1946 et 1948,". Ce n'est pas logique , on passe de 1840 vers 1944 impossible, et puis après vers 1848. Donc les dates 1944, 1946 et 1948 doivent être fausses, ca doit être probablement 1844, 1846 et 1848 pour que ce soit logique.

    Stes David

    13 h 18, le 01 mai 2019

  • Sans oublier de mentionner que Boutros Boustany a appartenu vers 1865 à la première loge de Franc-maçonnerie libanaise, la loge "Palestine N°415" à l'Orient de Beyrouth !

    Aractingi Jean-Marc

    13 h 03, le 01 mai 2019

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