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Idées - Commentaire

L’Europe face au dilemme de la reconstruction syrienne

Un immeuble dans Alep-Est en avril 2018. George Ourfalian/AFP

Après huit ans de conflit dont elle a été à la fois spectatrice et actrice, l’Europe est désormais face à un dilemme en Syrie : alors que la Russie souhaiterait qu’elle paye pour la reconstruction du pays, le Vieux Continent, qui doit déjà gérer la question des réfugiés et la lutte contre l’État islamique, est plutôt rétif à cette idée. Une participation serait toutefois acceptable, en particulier par Paris et Berlin, à une condition : qu’il y ait une réelle ouverture politique dans le pays. Il convient donc d’examiner les éléments permettant d’envisager une telle stratégie de conditionnalité de participation à la reconstruction, qui aura d’autant plus de poids qu’elle sera coordonnée à l’échelon européen.

En effet, si lors de la crise syrienne, l’Europe a eu plus que son lot de difficultés – stratégiques, diplomatiques et politiques –, les efforts qu’elle a menés, certes insuffisants, n’en font pas moins d’elle un des acteurs les plus importants de la crise. Elle s’est toujours positionnée en faveur de la démocratie, pour la concertation internationale comme mode d’action, pour une lutte contre le terrorisme dans le cadre des principes onusiens, pour le respect des droits de l’homme et du droit international humanitaire, et pour l’assistance aux populations réfugiées. De ce fait, l’Europe a, dans l’ensemble, conservé un positionnement correspondant à ses valeurs sur le dossier syrien.

Or la question des valeurs est fondamentale à trois niveaux : stratégique, d’abord, car l’endiguement de l’autoritarisme est dans l’intérêt de l’ordre international qu’elle défend ; politique ensuite, car il s’agit des fondations de l’Union européenne et de ses États membres ; légal, enfin, puisque aucune coopération avec la Syrie n’est possible en l’état des sanctions de l’UE contre le régime en raison de la répression exercée sur sa propre population. Ce positionnement intègre peut aujourd’hui servir à l’UE pour revenir sur le devant de la scène et exiger une résolution politique toujours inexistante.


(Lire aussi : Aoun convient avec Poutine de la nécessité de « créer les conditions propices » au retour des réfugiés syriens)


Rivaux limités ou hésitants

Bien entendu, la Russie et l’Iran disposent de la main haute sur le futur de l’économie syrienne, du fait de leur aide en crédits et apports en matériel stratégique, dont ils comptent notamment se rembourser en investissant le marché syrien. Il existe d’ailleurs une certaine concurrence entre les deux puissances à cet égard et chacune essaye de passer devant l’autre. Moscou pense avoir disposé d’une « priorité première », ce qui n’est pas pour plaire aux gardiens de la révolution qui tiennent les milices étrangères. Les projections d’investissements de la Russie et de l’Iran concernent déjà un certain nombre de secteurs : énergie, électricité, automobile, agroalimentaire, santé, tourisme, infrastructure et immobilier.

Toutefois, ces investissements sont loin du volume colossal nécessaire. Or, Moscou ne peut compter que sur une économie passablement limitée, touchée qui plus est par les sanctions européennes liées à la crise ukrainienne. Et Téhéran vient de voir s’envoler l’espoir d’investissements étrangers ouverts par la signature du plan d’action global conjoint (JCPOA), alors que les États-Unis menacent les entreprises européennes de sanctions. Aucun des deux parrains du régime ne peut donc réalistement envisager un apport suffisant pour combler les 388 milliards de dollars qu’a coûté le conflit jusqu’à ce jour, selon la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (Escwa).

C’est une des raisons – avec la volonté de faire apparaître la situation comme normalisée et d’engranger rapidement les bénéfices politiques avant que la situation n’empire à nouveau – pour lesquelles la Russie souhaite que l’Allemagne et la France rompent avec la position américaine de fermeté sur ce sujet, arguant notamment que cela permettrait le retour des réfugiés. La Chine, restée passablement en retrait de la crise syrienne malgré une sensibilité prorégime qui lui confère aujourd’hui une position favorable, est certainement la plus importante alternative à l’Europe. Elle a d’ailleurs déjà aidé la Syrie financièrement, apportant notamment 2 milliards de dollars à l’économie syrienne sous contrôle du régime en 2017. En réalité, si Pékin pourrait être poussé à favoriser la reconstruction contre des gages sécuritaires (notamment en raison de la présence notable d’Ouïgours dans la poche d’Idlib), il semble réticent à donner un blanc-seing au régime en l’état. D’autant que sa politique de non-ingérence ne lui permettrait pas de dicter politiquement à Damas ce qui lui semblerait nécessaire (comme lutter contre la corruption endémique) pour assurer stabilité et retours sur investissement. Prudente, la Chine observe donc la situation sécuritaire, politique et économique ; mais ne tarderait sûrement pas, en cas d’absence de l’Europe sur ce dossier, à investir progressivement ce pays qui reste au centre d’une région stratégique et dont le mode de gouvernance importe peu à ses yeux. En revanche, si l’Europe agissait, cela favoriserait certainement les investissements chinois, confortés par une situation plus stable, et allégerait ainsi son implication financière.

D’autres pays, dont des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ou certains pays émergents comme le Brésil, se sont plus ou moins positionnés comme de potentiels bailleurs de fonds. D’après un message sibyllin de Donald Trump, l’Arabie saoudite se serait par exemple dit prête à participer substantiellement à la reconstruction. Si Riyad a depuis infirmé ce message en décembre dernier, plusieurs éléments peuvent plaider en ce sens. Tout d’abord, si les finances du royaume ne sont pas nécessairement favorables à des dépenses colossales hors de « Vision 2030 », Riyad est à la fois à la recherche de nouvelles opportunités d’investissements rentables et a besoin de renouer avec une politique étrangère constructive après l’échec syrien, les affaires Hariri et Khashoggi, la crise avec le Qatar et le conflit au Yémen. De plus, la normalisation diplomatique progressive des pays du CCG avec Damas induit un retour à la normale permettant en principe une politique d’investissement auprès du régime syrien. Stratégiquement d’ailleurs, cela serait potentiellement un moyen pour Riyad et ses alliés de lutter directement, par un moyen financier (comme en Irak) plutôt que militaire (comme au Yémen), contre la poursuite de l’hégémonie iranienne au Moyen-Orient.


(Pour mémoire : Conférence pour la Syrie: 7 milliards d'aide, conditions pour la reconstruction)


Éléments de déblocage

La situation est également complexe côté européen. Pour Paris, ainsi que l’a rappelé le président Emmanuel Macron lors de sa visite au Caire en janvier dernier, « la perspective d’une normalisation ou d’une banalisation (du régime) serait irresponsable » dans le contexte actuel, et il s’agit donc « de continuer à œuvrer vers un processus de transition constitutionnelle et politique. » À Berlin, bien que certaines voix refusent toute participation allemande, le gouvernement fédéral ne rejette pas en soi l’idée d’une participation à la reconstruction, même si elle nécessiterait qu’il y ait au préalable un accord politique soutenu par les Nations unies et que cet accord aboutisse sur une vraie stabilisation, permettant notamment le retour des réfugiés qui le souhaitent. Une question également en débat est le fait que l’argent européen serve à restructurer les réseaux économiques et donc l’assise du régime, ce qui serait exactement l’inverse du but souhaité.

Face au blocage russe sur la question de l’ouverture politique, l’Europe a pourtant une possibilité de capitaliser politiquement et stratégiquement sur le socle d’un « soft power » qui a su rester unanimement fidèle à ses principes sur la crise syrienne. Quatre éléments peuvent en effet jouer sur un déblocage de la situation : proposer un calendrier clair de réformes ainsi qu’un plan d’investissement européen précis, conditionné naturellement par les réformes et dont la réalisation devrait être soutenue, surveillée et validée (par exemple par les Nations unies ou, mieux, l’UE elle-même) ; convaincre Moscou, par des incitations multiples (positives ou négatives), qu’il est dans son intérêt d’aboutir à un processus d’ouverture permettant une transition politique ; responsabiliser l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite afin que les trois acteurs régionaux majeurs concourent à la stabilisation de la Syrie et en tirent les subsides ; associer éventuellement la Chine, afin de soutenir l’effort financier international.

En revanche, si aucune ouverture politique ne devait être acceptée par le régime, la Russie et l’Iran, alors la défense de la démocratie serait bien plus importante stratégiquement, politiquement et moralement que les quelques revenus qui seraient glanés en œuvrant à la consolidation du régime. Un tel camouflet se ferait à un prix exorbitant pour la crédibilité de l’Europe, et augurerait fort mal de ses capacités d’influence à venir, mais aussi pour la cohérence même de son propre modèle démocratique.

Ce texte est une version résumée, en accord avec les auteurs, d’une note publiée sur le site du Carep.

Par Julien Théron

Politologue et chercheur associé au Centre arabe de recherches et d’études politiques (Carep, Paris).

et Salam Kawakibi

Directeur du Carep et ancien directeur de l’Institut français du Proche-Orient (Alep).



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commentaires (3)

Cet article a oublié de dire que 45 milliards de usd ont été signé entre la Chine et la Syrie du héros bashar. Un complexe économique sera construit à la frontière syrienne et libanaise par la Chine. L'Europe comme d'habitude sera le dindon de la farce, ne réagissant qu'après coup.

FRIK-A-FRAK

13 h 09, le 31 mars 2019

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Commentaires (3)

  • Cet article a oublié de dire que 45 milliards de usd ont été signé entre la Chine et la Syrie du héros bashar. Un complexe économique sera construit à la frontière syrienne et libanaise par la Chine. L'Europe comme d'habitude sera le dindon de la farce, ne réagissant qu'après coup.

    FRIK-A-FRAK

    13 h 09, le 31 mars 2019

  • l'Europe fait la même erreur , qu'avec la Russie avec son boycotte. La Russie va vers d'autres pays, et fait progresser son agriculture. la Syrie se reconstruira sans l'Europe, l'Europe perd de l'argent !!!

    Talaat Dominique

    12 h 56, le 31 mars 2019

  • SANS REFORMES DEMOCRATIQUES ET DES ELECTIONS LIBRES DE TOUS LES SYRIENS PAS DE RECONSTRUCTION DEVRAIT ETRE LE MOT D,ORDRE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 34, le 31 mars 2019

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