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Culture - Installation

Quand Leila Jabre Jureidini ose lever le voile... ou le mettre

Entre femmes voilées et dévoilées, entre dénonciation de l’inégalité et appels à la tolérance, voici une œuvre tout à la fois puissante par son message et ludique par sa technique. Sous l’intitulé « Freedom Fighters »*, le travail de Leila Jabre Jureidini, qui a elle-même fait l’expérience du port de la burqa pour prendre ses photos, explore malicieusement les lisières ténues entre la peinture et l’art conceptuel (photo et vidéo), au nom de toutes les femmes.

La bimbo qui apparaît sous la burqa, une œuvre de Leila Jabre Jureidini.

L’inégalité homme-femme existe depuis très longtemps et cela dans quasiment tous les pays du monde et à tous les siècles. Son origine peut être religieuse ou socioculturelle. Cela peut paraître absurde, mais même jusque dans le langage, à cause d’une règle inique qui stipule que le masculin l’emporte sur le féminin, les femmes vivent cette inégalité presque au quotidien. À l’heure où les revendications correspondent à une révolte générale des femmes, à l’heure où les inégalités se conjuguent le plus souvent au féminin, et que les femmes ont du mal à les contrer, certaines ont mené un combat duquel elles sont sorties victorieuses (droit de vote accordé aux femmes, loi pour l’IVG, etc.) et d’autres ont dû se battre pour obtenir le droit de prendre le volant. À l’heure où le fondamentalisme infiltre toutes les couches des sociétés orientales comme occidentales, entre débats enflammés sur le burkini et le hijab de sport, Leila Jabre Jureidini, artiste, et Racha Itani, curatrice, sous la houlette de la galerie Janine Rubeiz, mais hors les murs, se penchent ensemble – à travers les peintures sur panneaux et photographies de l’artiste – sur ce tissu qui voile, dévoile et charrie une tonne de symboliques.


Deux femmes, un combat…

Elle est née en 1963 à Beyrouth, a fait des études à l’École supérieure des arts graphiques à Paris, suivies de deux ans à la Parsons School of Design, campus de Paris et à New York, pour un diplôme en graphisme qu’elle obtient en 1986. Elle travaille pendant de nombreuses années en France et aux États-Unis. Depuis 2008, elle vit et travaille à Beyrouth, participe à de nombreuses expositions collectives et individuelles, et a reçu une mention spéciale du jury au XXXIe Salon d’automne du musée Sursock en 2012. Leila Jabre Jureidini, c’est d’abord un parler franc, un sourire engageant et des yeux pétillants. Son univers accueillant et sa dégaine si naturelle mettent son interlocuteur en confiance, à l’instant qui suit le début de la rencontre, en confiance et presque en relation de longue amitié.

Racha Itani a 26 ans, et elle fait le choix de se spécialiser d’abord en histoire de l’art, et puis dans l’art dans la politique. Détentrice d’un PhD de la Goldsmiths University of London, elle a suivi une formation de curatrice. Elle œuvre depuis quelques années au sein de la fondation Dalloul et collabore avec la galerie Janine Rubeiz. Elle a cet âge où la détermination est une machine capable de séparer tous les océans et de franchir tous les sommets. Après des heures passées ensemble à débattre à deux du sens vrai de la liberté de la femme et de son affranchissement du joug des hommes, Freedom Fighters voit le jour. Retour sur le cheminement de ces deux femmes qui se sont donné la main afin de réveiller les consciences et surtout tenter de comprendre.





Quitte à provoquer...

Contrairement à Racha Itani qui a grandi dans un milieu plutôt respectueux des traditions, Leila Jabre Jureidini est née dans une famille musulmane très peu conservatrice. Avec sa mère Nada Raad, sculptrice et artiste-peintre reconnue, elle a été à bonne école. Toute petite déjà, elle traînait parmi les chevalets et les blocs de terre glaise, glissait sur les tubes de peintures et accompagnait sa maman dans le sud de la France pour des stages de poterie. Racha Itani, elle, était une idéaliste. « À l’université, à l’étranger, dit-elle, quand je levais la main pour parler, j’avais l’impression de m’exprimer au nom de toutes les musulmanes, comme si j’étais la représentante de la communauté. » Attirée par l’art, mais n’ayant pas suffisamment de dextérité ni de facultés manuelles, elle se tourne vers la politique et découvre que ces deux univers s’influencent mutuellement. Son axe principal de recherche questionne la modernité au Moyen-Orient et sa réelle signification. « Pour nous, Orientales, la liberté n’a pas le même sens que celui pour la femme occidentale. La modernité au Moyen-Orient est réduite soit à une forme de résistance, soit à cette influence culturelle qui provient des pays développés. »

La jeune curatrice déplore que la moralité de la femme soit basée sur sa morphologie et sa plastique : « Je trouve ridicule que la femme doive porter le poids de son corps tout au long de son existence. On ne voit jamais un groupe de jeunes gens réunis en train de discuter de leur corps et de l’importance du regard des femmes et de leur jugement. Toute ma vie, j’ai souffert de mes formes très généreuses. Ayant été élevée dans une famille musulmane conservatrice, je me demandais s’il fallait faire fi des conventions et montrer le beau en moi quitte à provoquer... La réponse n’est pas dans le changement d’attitude de la femme, mais dans le regard différent que les hommes portent sur elle. »


5 cm x 10 cm

On les voile pour les ignorer ou les faire disparaître, mais quand elles se déplacent dans le monde, on ne voit qu’elles, elles sont simplement pointées du doigt, comme des parias de la société, des êtres réduits à un simple regard anonyme et à une couleur, le bleu de la burqa. Les raisons qui poussent ces femmes à porter le voile sont très différentes. Beaucoup (trop) d’entre elles n’ont pas le choix et subissent des pressions dans leur environnement familial ou social. C’est au nom de ces femmes que des responsables politiques et des intellectuels mènent le combat contre le voile. D’autres décident de le porter de leur plein gré. L’artiste et la curatrice ne peuvent s’empêcher de se poser toutes deux la question : « Est-ce un choix personnel ou une obligation stricte, voire une oppression ? » Ou une soumission ?

Mais attention, il n’est pas question ici du simple voile ou foulard islamique, communément appelé hijab, qui couvre la tête en laissant le visage apparent, mais de la burqa parfois orthographiée burqua, ou plus rarement bourka, voile intégral d’origine afghane porté par les femmes principalement en Afghanistan, au Pakistan et en Inde. La fente pour les yeux y est parfois remplacée par un grillage ou un voile léger destiné à masquer le regard. Mais l’obligation du port de la burqa, ce voile intégral qui couvre le corps de la tête aux pieds, n’est pas une directive coranique. Alors une question se pose : pourquoi insister tant sur le port du voile ? Est-ce pour glorifier Allah, pour obéir à l’homme ou pour tester la résistance de la société face à la différence ? Une équation mise en place et explorée par Leila Jabre Jureidini qui, sous le regard et la direction de Racha Itani, va tenter l’expérience de se glisser sous une burqa pour regarder à travers les yeux de ces femmes à qui il est octroyé une petite ouverture de 5 cm x 10 cm. Après avoir commandé la traditionnelle burqa bleue, elle a du mal à la porter en public. « Le champ visuel complètement resserré, j’étouffais dit-elle. J’étais comme distancée de la vie, le vent et le soleil ne parvenaient plus à mes sens, comme si une barrière s’était dressée entre moi et le monde extérieur. » Elle décide alors de prendre des photos à travers la petite lucarne pour voir ce que ces femmes ne voient pas. « Je voulais le vivre, comprendre et surtout essayer de ne pas juger. » Et d’ajouter : « Elles peuvent sans doute se sentir protégées, mais je doute fort qu’il y ait une femme qui porte une full burqa par choix ; pour moi c’est la pauvreté ou la dépendance. »


Un pèlerinage de tolérance

Lorsque Racha Itani et Leila Jabre Jureidini se sont rencontrées la première fois, elles étaient loin de partager la même opinion. Pour la première, la liberté et l’indépendance ne passaient pas forcément par la tombée du voile. Il fallait respecter le choix de toutes ces femmes et se pencher un peu plus sur le sujet avec tolérance et acceptation. La seconde mettra un peu de temps à rejoindre ce camp, mais restait très ouverte aux suggestions. « Elle m’a donné beaucoup de liberté », avoue la curatrice qui, petit à petit, essayera de convaincre l’artiste. Pour Leila Jabre Jureidini, la femme a toujours porté la responsabilité de la moralité. « Mais qu’en est-il de l’homme ? dit-elle. Celui qui emprisonne les femmes dans des catégories, prédisposées ouvertement simplistes : femme au foyer, ou prostituée pour le plaisir ? »

De Leila Jabre Jureidini, Racha Itani dit : « Son travail est toujours conséquent, jamais contradictoire, elle ne traverse pas des phases, mais persévère dans une même ligne de conduite, sa trajectoire est toute tracée. Sa manière de réfléchir et d’analyser n’appartient pas à l’ordre du jugement, mais surtout à celui de la curiosité. Nombreux sont les artistes qui se sont penchés sur la polémique du voile ou de la burqa. Mais ils se sont limités à un seul sujet : comment libérer cette femme opprimée ? » Leila Jabre Jureidini a ainsi voulu aller au-delà, elle a voulu comprendre ce qui se passe dans le processus et se mettre à la place des femmes. Avec l’aide de la curatrice, elle a réussi à voir les choses différemment. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Camus. En réalité, Sisyphe n’incarne-t-il pas pour Camus ce que représente toutes ces femmes ? L’absurdité de la condition humaine. L’homme est un être épris de sens, mais il ne récolte que le silence insondable des choses, à commencer par celui de sa propre mort.

* Présentée par la galerie Janine Rubeiz, l’exposition « Freedom Fighters » se déroule à D Beirut, Bourj Hammoud, du lundi au vendredi, de 11h à 18h, jusqu’au 27 mars.


Vivre la supercherie

À l’ère où certains dénoncent tout en craignant les répercussions, où d’autres pointent du doigt pour ensuite se rétracter, où les opinions et les idées ne se discutent plus, mais s’imposent, Leila Jabre Jureidini laboure un terrain miné depuis plus de deux ans, et offre une exposition (peinture, photo et vidéo) à la dimension critique, mais qui possède quelque chose d’une archéologie de la mémoire. « Surtout n’oubliez pas ce qui se dissimule derrière! » semble-t-elle dire. Il est tantôt la cause et tantôt la conséquence. De la Bimbo à la superwoman ; de Donald Trump – dont la blondeur orangée et hirsute est devenue une image galvaudée dans le monde de l’art, sauf que pour Jabre Jureidini, il représente la cause d’un extrémisme devenu incontrôlable – aux prisonniers de Guantanamo, des victimes de Charlie Hebdo aux martyrs de l’extrémisme, voilà tout ce que peut dissimuler la burqa de Leila Jabre Jureidini. Des planches qui ne se laissent pas regarder, mais se doivent être contournées, comme si le spectateur vivait le changement ou encore la supercherie. Pourquoi y a-t-il une telle recrudescence des signes extérieurs et physiques religieux dans l’extrémisme comme une forme de revendication ? Comment le féminisme devenu une culture pop est réduit à un concept très commercial et n’est plus représentatif de la liberté des femmes ? Un parcours à travers les planches de Leila Jabre Jureidini, pour tenter de comprendre… Avec elle.


Les 10 millions d’Égyptiennes... et Nasser

Quand Gamal Abdel Nasser a pris le pouvoir, les Frères musulmans lui ont donné la base populaire qu’il n’avait pas. Après sa prise de pouvoir, le guide suprême de la confrérie lui a demandé d’imposer aux femmes sortant en public le voile qui cache le cou et les cheveux. Or, ce guide avait une fille, étudiante en médecine, qui ne le portait pas. Alors Nasser de lui répondre : « Si vous n’avez pas réussi à convaincre une seule fille, qui plus est la vôtre, à porter le voile, comment voulez-vous que je l’impose à 10 millions d’Égyptiennes ? » Cela se passait en 1953...


Pour mémoire

« Fragments » de vie et d’époque dans les œuvres de Leila Jabre Jureidini...

L’inégalité homme-femme existe depuis très longtemps et cela dans quasiment tous les pays du monde et à tous les siècles. Son origine peut être religieuse ou socioculturelle. Cela peut paraître absurde, mais même jusque dans le langage, à cause d’une règle inique qui stipule que le masculin l’emporte sur le féminin, les femmes vivent cette inégalité presque au quotidien. À...

commentaires (1)

Belle gymnastique intellectuelle. La conclusion de l'article est croustillante.

Sarkis Serge Tateossian

02 h 59, le 07 mars 2019

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Commentaires (1)

  • Belle gymnastique intellectuelle. La conclusion de l'article est croustillante.

    Sarkis Serge Tateossian

    02 h 59, le 07 mars 2019

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