« Deux corps ne sauraient occuper en même temps le même lieu. » C’est une nécessité logique, et non pas d’ordre physique, qui s’attache à cette proposition, nous enseigne Bergson. Pourtant, on lit, dans les pages de L’Orient-Le Jour, que Hala Wardé construira le Musée de l’art de Beyrouth, ou BeMA (article de May Makarem, « Le BeMA, autre phare de Beyrouth, s’élancera sur 120 mètres », OLJ du mercredi 4 janvier 2017), et on lit, dans les mêmes pages, qu’Amale Andraos le construira (article de Sylviane Zehil, « Amale Andraos : Le BeMA sera un “musée ouvert à la vie et à l’énergie de Beyrouth” », OLJ du samedi 5 janvier 2019). Comment deux bâtiments peuvent-ils occuper en même temps le même lieu ? Comment peuvent-ils faire l’objet de la même annonce dans L’Orient-Le Jour et occuper en même temps le même terrain, situé en face du musée national et propriété de l’Université Saint-Joseph ?
Toutes celles et tous ceux qui se disent choqués que le bâtiment arbitraire d’Amale Andraos puisse exister, qui plus est, occuper la même place que celui conçu par Hala Wardé et lauréat du concours d’architecture de jury international, exigent une explication de la part du Board du BeMA (courrier d’Etel Adnan, « Lettre ouverte d’Etel Adnan à Joe Saddi au sujet du Musée d’art contemporain de Beyrouth », OLJ du mardi 9 octobre 2018 ; article de May Makarem, « Black-out autour de la mise à l’écart de Hala Wardé, lauréate du concours BeMA », OLJ du lundi 26 novembre 2018 ; courrier de Dominique Eddé, « Hold-up ? », OLJ du lundi 24 décembre 2018 ; courrier de Fadlallah Dagher, « Le BeMA, l’omerta », OLJ du samedi 12 janvier 2019). Ils demandent au BeMA qu’il révèle la chaîne des causes et effets qui a pu le mener à affirmer le contraire de la proposition ci-dessus et à admettre que deux projets d’architecture si différents puissent occuper le même lieu. Or, d’après Bergson, cette « affirmation contraire renferme une absurdité qu’aucune expérience concevable ne réussirait à dissiper ». Aucune explication, aucune relation des faits, aucune expérience physiquement ou intellectuellement concevable, aucune représentation que le BeMA serait susceptible d’offrir aux observateurs indignés ne pourrait, ainsi, les aider à comprendre cet attentat à la logique et à la raison. Car il ne s’agit, à en croire Bergson, ni plus ni moins que d’une contradiction.
En réalité, toutes celles et tous ceux qui insistent pour comprendre, et par conséquent concèdent que l’absurdité tolérée par le BeMA est explicable, s’imaginent que les choses se sont déroulées dans le temps. Ils pensent que Hala Wardé a été consacrée à une certaine époque (le concours remporté en 2016) et qu’Amale Andraos a été imposée à une époque différente (le hold-up de 2018). S’ils m’accordent que les deux projets occupent la même place, ils me disputeront, ainsi, qu’ils l’occupent en même temps. Précisément, L’Orient-le-Jour est un journal et ne fait que rapporter une succession chronologique. D’ailleurs, les projets d’architecture sont des visions, des propositions pour le futur, des spéculations pures, et non pas des corps solides : où peut se trouver, alors, la contradiction dans l’éviction de Hala Wardé et l’usurpation d’Amale Andraos? Et s’il est absolument choquant que le campanile que la première a posé en ce site crucial, comme symbole de l’art et de la culture de ce pays, et comme signe urbain très fort, soit remplacé par la sorte de Rubik’s Cube que la dernière a trouvé ailleurs et dont l’impénétrabilité n’a d’égale que l’arbitraire des arêtes et des faces, cela n’est-il pas assurément une impossibilité logique ?
C’est précisément la thèse du présent article que les vrais projets d’architecture sont plus solides que les corps solides et plus réels que le temps, car ils produisent des monuments définitifs et ils construisent le temps. Si les vrais architectes n’avaient pas l’extraordinaire pouvoir de se projeter dans la future réalité afin d’en ramener leurs créations et de matérialiser le temps, comment expliquerions-nous que les choses qu’ils construisent durent si longtemps ? Un livre, aussi durable soit-il, n’est jamais que le livre de son auteur. Tout le monde n’est pas obligé de le lire, et l’auteur peut très bien se tromper. Tandis qu’un projet d’architecture fait partie de la ville, et par conséquent de la vie et de la réalité de chacun, surtout s’il s’agit d’un musée de l’art comme celui qu’on espère pour Beyrouth et qu’il en occupe le site central. En aucun cas une vision, une fiction ou une spéculation ne suffira à le rendre vrai.
Pour que ce projet soit vrai aujourd’hui, il faut qu’il soit vrai demain et qu’il soit vrai dans dix ans et dans vingt ans. Dit autrement, il ne peut pas être vrai aujourd’hui si on doit reconnaître qu’il est faux demain. Je dirais même qu’il faut qu’il soit le seul vrai aujourd’hui parce qu’il sera le seul vrai dans dix ans, dans vingt ans et au-delà encore. Cela n’est possible qu’à la condition que l’architecte visite avant nous cette ville et ce temps futurs où nous saurons, seulement alors, que le vrai projet a toujours existé en ce lieu et n’a jamais pu être autrement. Il faut que l’architecte visite le temps avant le temps.
Mais comment choisir un projet aujourd’hui ? Chaque architecte ne se projette-t-il pas ainsi dans le temps et ne forme-t-il pas la conviction intime que son projet est le seul vrai et le seul que la réalité mérite ? C’est pour choisir, en effet, qu’on organise des concours d’architecture et qu’on fait appel à des jurys internationaux. Et sans doute un jury présidé par lord Palumbo et composé, entre autres, de stars de l’architecture, comme Richard Rogers et Rem Koolhaas, aide-t-il à éliminer aujourd’hui les mauvais projets. Il n’empêche qu’on pourra toujours reprocher à un jury de concours de ne représenter à son tour qu’une vision ou qu’une opinion, et de se situer lui-même, dans le temps, avant la réalité vraie, pour ne pas dire en deçà d’elle.
Or, la situation qui se présente à nous, aujourd’hui, est unique en son genre. Il ne s’agit plus d’un concours entre deux projets ou deux styles d’architecture (le concours d’architecture ayant déjà eu lieu et la lauréate, Hala Wardé, ayant déjà été désignée), mais entre deux réalités. L’Orient-le-Jour annonce que Hala Wardé construira absolument le BeMA, et L’Orient-le-Jour annonce qu’Amale Andraos le construira absolument. La première pour la bonne raison qu’elle a été sélectionnée par un jury international, et la dernière pour la seule et bonne raison que la raison est inavouable. Oui, la transgression dont se rend coupable le Board du BeMA fait, aujourd’hui, que le public doit accepter une première fois la réalité imminente et accepter une seconde fois une réalité imminente différente. De deux bâtiments que tout oppose, mais qui occupent le même lieu et la même fonction, on affirme, en effet, que ce n’est plus qu’une question de temps avant que l’un et l’autre soient construits.
Ainsi, les deux projets n’ont-ils plus cours dans le même ordre temporel puisque chacun s’approprie son imminence, et ne faut-il plus, entre eux, relater une succession chronologique. Il n’importe plus que l’annonce du musée de Hala Wardé date de 2016 et celle d’Amale Andraos de 2018. Plutôt, ce sont deux réalités que tout oppose et qui incluent chacune leur propre temps, qui semblent devoir avoir lieu en même temps. Cette contradiction, bien plus grave qu’une contradiction logique ou métaphysique car proprement apocalyptique, ne peut plus être levée en jugeant un bon projet et un mauvais projet. C’est entre une vraie réalité et une fausse réalité qu’il faut désormais choisir. Il faut choisir entre un temps vrai et un temps faux, qui iront chacun irréversiblement jusqu’à sa fin. Il faut reconnaître le vrai projet du faux projet.
Élie AYACHE
Philosophe
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Je pense avoir lu que le campanile allait servir de lieu de résidence à des artistes. Devant vos bons arguments je ne pourrais qu'abandonner un combat qui ne m'appartenait pas!
14 h 34, le 29 janvier 2019