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Alibi de dépannage

Dans les feuilletons policiers, on l’appelle the fixer, ce qui, en argot français, donnerait « le réparateur », « l’arrangeur », ou encore « le pommadeur » : précieux personnage censé être plein de ressources et dont la tâche consiste à traficoter au mieux une scène de crime, à gommer les indices imprudemment laissés par un tueur.


Dans l’effroyable affaire du journaliste saoudien disparu Jamal Khashoggi, qui aurait été assassiné puis dépecé dans les locaux du consulat saoudite à Istanbul, il était devenu impossible de se livrer à un tel maquillage, une fois arrachée au royaume l’autorisation d’une fouille des lieux, ce dont s’acquittait lundi soir la police turque. Que se confirment les faits imputés à Riyad et le sang, inévitable dans pareille boucherie, aura nécessairement apporté son irréfutable témoignage. Car même des années plus tard et malgré les plus acharnés des nettoyages, nulle trace d’hémoglobine ne peut échapper à l’œil scrutateur de ce système Trax équipant les lampes à xenon des enquêteurs scientifiques…


Ne restait plus alors que la fiévreuse recherche d’un alibi, du genre quelle horreur, nous ne savions pas. Samedi soir encore, Donald Trump rudoyait son allié stratégique, le menaçant d’un sévère châtiment, et le trône wahhabite se promettait presque aussitôt de riposter à toute sanction. Un entretien téléphonique au sommet permettait alors de calmer les esprits. Spécialiste de la volte-face, c’est en fixer de fortune (et pas trop imaginatif, faut-il croire) que s’érigeait alors le président américain en évoquant l’abracadabrante éventualité d’une opération exécutée par des éléments échappant à tout contrôle (sous-entendu, des éléments cherchant à discréditer le trône).


Encore plus maladroite – et infamante ! – est l’hypothèse, circulant avec insistance, d’un malencontreux accident, d’une regrettable bavure, d’un interrogatoire qui aurait mal tourné. Car il faudra d’abord nous dire au nom de quelle tortueuse raison d’État un ressortissant saoudien, journaliste de renom, désireux de régulariser ses papiers à la veille de son mariage, serait soumis à un interrogatoire aussi barbare dans les locaux consulaires de son pays ? En attendant des explications moins vaseuses, c’est la promesse d’une enquête approfondie, transparente et pas trop tardive qu’obtenait hier des Saoudiens le secrétaire d’État Mike Pompeo, dépêché à Riyad puis à Ankara pour y hâter une sortie de piège.


Bombardement de populations civiles au Yémen, arrestation et rançonnement de cousins princiers, séquestration d’un Premier ministre libanais, rafles dans les rangs des opposants : de tous les excès du prince héritier d’Arabie Mohammad ben Salmane, la disparition de Khashoggi pourrait s’avérer le plus dévastateur pour son image passablement surfaite de réformateur et de moderniste, mais aussi pour sa position d’homme fort. Déjà, la haut-commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme réclame la levée de l’immunité diplomatique de tout responsable saoudien impliqué dans cette affaire. Et si les gouvernements occidentaux, soucieux de leurs intérêts politico-économiques, s’inquiètent certes mais se donnent tout de même le temps de voir venir, ce sont étrangement les grandes usines à argent – J.P. Morgan, Crédit suisse, HSBC, BNP Paribas, Mastercard, Uber, Virgin, etc. – qui leur administrent une cinglante leçon de morale. Ces firmes prestigieuses s’accordent en effet avec les médias de premier plan pour boycotter la prochaine conférence internationale consacrée à l’ambitieux projet de développement post-pétrole échafaudé par MBS, la Future Investment Initiative.


Constater l’impact énorme de cette affaire, mais aussi l’embarras qu’elle suscite auprès de nombre d’États, et à leur tête la première superpuissance du monde, n’est pas trop matière à consolation pour la profession de journaliste. Quid en effet d’un monde arabe où la liberté d’expression est mise hors la loi et où les exactions contre les journalistes sont monnaie courante? Quid encore d’un Liban se parant de vertus libérales, mais où les martyrs de la presse sont légion ? Quid d’un pouvoir libanais obsédé par la traque aux cybernautes ? Quid d’une classe politique indigne au sein de laquelle les allégeances vont à d’aussi peu convaincants modèles de démocratie que l’Arabie, l’Iran et la Syrie ? Et comment les criminelles dérives de l’un pourraient-elles faire oublier celles des autres ?


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Dans les feuilletons policiers, on l’appelle the fixer, ce qui, en argot français, donnerait « le réparateur », « l’arrangeur », ou encore « le pommadeur » : précieux personnage censé être plein de ressources et dont la tâche consiste à traficoter au mieux une scène de crime, à gommer les indices imprudemment laissés par un tueur.Dans...