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Idées - Commentaire

Réformes et renforcement de l’exécutif : les leçons du mandat Chéhab

Fouad Chéhab, ancien président de la République

Alors que dans les années soixante, la plupart des États réformateurs du Moyen-Orient sont dirigés par des régimes « moukhabarat » autoritaires, les réformes de structure au Liban sont conduites dans un cadre de démocratie consociative. Pour autant, la grande vague réformiste des années chéhabistes (1958-1964) s’effectue au prix d’un renforcement incontestable de l’exécutif au détriment d’un Parlement rénové, mais encore composé en majorité de zaïms soucieux de préserver avant tout leur leadership régional. Faut-il pour autant en conclure que le Liban post-mandataire n’a su se réformer qu’au prix d’un court-circuitage de la voie législative traditionnelle ?

Entre 1959 et 1964, la lenteur du Parlement rendant impossible le vote rapide des lois ordinaires dans un délai de 40 jours (après communication du projet à l’Assemblée), des projets majeurs du chéhabisme sont adoptés via le recours à des procédures d’urgence, comme les décrets-lois ou l’article 58 de la Constitution qui permettait alors au président de la République de rendre exécutoire tout projet de loi non discuté dans le délai précité et ayant préalablement été déclaré urgent par le gouvernement. Du 12 décembre 1958 au 12 juin 1959 (dernier jour des pleins pouvoirs du cabinet Karamé), 162 décrets-lois sont ainsi promulgués dont 60 concernent spécifiquement la réforme administrative. Ils prévoient notamment la création d’un Conseil de la fonction publique, d’une Inspection centrale (« al-mufattichiyya al-markaziyya ») ou d’une Direction générale de la statistique. Sous la présidence de Camille Chamoun (1952-1958), la pratique des décrets-lois existe déjà (comme en témoignent les décrets-lois Khaled Chéhab en 1953 et Sami al-Solh en octobre 1954), mais elle reste peu utilisée et les tentatives de réformes administratives échouent faute d’un organisme spécial chargé de les mettre en œuvre.


(Lire aussi : Réformes : Aoun, héritier de Chéhab ?)


Présidentialisation
À l’époque du chéhabisme, le recours aux procédures d’urgence s’accélère considérablement et Fouad Chéhab fera même de sa démission avortée du 20 juillet 1960 (sous la pression des députés) une opportunité pour renforcer cette méthode de gouvernement. Une partie essentielle des réformes économiques et de l’ossature de l’État libanais est ainsi mise en place par l’article 58 comme la Sécurité sociale, le Code de la monnaie et du crédit, le Plan vert, le Conseil exécutif des grands projets de la ville de Beyrouth, ou encore la Banque centrale en 1964. Après l’application des décrets-lois sur la réforme administrative du 12 juin 1959, des accusations de dictature commencent à peser sur Fouad Chéhab à qui certains reprochent de court-circuiter le Parlement et de transformer le régime parlementaire né des institutions de 1926 en régime présidentiel. Ces accusations existent avant même que le Second Bureau ne soit incriminé dans les résultats des élections législatives de 1960 et 1964, et avant que le régime ne renforce l’encadrement des libertés publiques après le putsch manqué du PSNS du 31 décembre 1961.

Le renforcement du pouvoir exécutif sous le mandat Chéhab passe aussi par la formation de cabinets ministériels dirigés par des proches du président, tout autant leaders régionaux (Rachid Karamé), que personnalités extérieures au système politique, comme l’ingénieur et ancien ambassadeur à Paris Ahmad Daouk (cabinet de transition en 1960). Des pressions sont même exercées sur certains ministres pour faire appliquer les réformes. Le chef de l’État tente de prolonger au maximum la durée des équipes gouvernementales pour assurer la continuité de sa politique. Durant son mandat, se succèdent 7 cabinets ministériels dont la durée moyenne est de 10 mois contre 8 mois pour la période 1943-1952 et 6 mois pour la période 1957-1958. Le symbole de la continuité est le cabinet Karamé d’une durée de 28 mois (31 octobre 1961-20 février 1964). Au total, le glissement du pouvoir législatif du Parlement au gouvernement est remarquable entre 1958 et 1964. Le renforcement inconditionnel du Parlement prôné par Michel Chiha, architecte de la Constitution de la jeune République libanaise, devient à ce moment inadapté aux exigences du temps.


(Lire aussi : Que reste-t-il de l’héritage chéhabiste ?)


La compétence comme maître mot
Chéhab accélère l’exécution des réformes et des projets par la mise en place d’une administration parallèle à la tête de laquelle émerge une nouvelle technocratie. À partir de 1959, les offices autonomes se multiplient et leur direction est confiée à des ingénieurs formés au Liban ou à l’étranger. Le dédain du président pour la classe politique (les « fromagistes ») le conduit même à ériger en 1961 la mission française Irfed du père Lebret comme la référence fondamentale de toute politique de réformes économiques et sociales. Malgré l’article 95 de la Constitution de 1926 sur la répartition communautaire équitable des postes politico-administratifs, la compétence demeure alors le maître mot du choix des hommes. Au sein des ministères officiellement dirigés par des personnalités issues de la classe politique traditionnelle, l’État chéhabiste place à la tête des directions générales des réformistes convaincus qui possèdent un véritable pouvoir, alors qu’aujourd’hui, tout est contrôlé par le ministre. La guerre du Liban (1975-1990) a tendance à confirmer l’importance prise par le pouvoir réglementaire. Au début du mandat Sarkis (1976-1982), le gouvernement est habilité pour une année à légiférer par décrets-lois dont 130 sont promulgués. Sous la présidence d’Amine Gemayel (1982-1988), le pouvoir est inauguré par délégation des pouvoirs législatifs par le Parlement au gouvernement pour six mois.

Depuis les nouvelles institutions de Taëf, le Liban n’a jamais réellement connu un train de réformes de l’État équivalent à celui des années soixante. La nouvelle Constitution de 1990 réévalue en outre le rôle du Parlement là où Chéhab l’a affaibli. L’article 58 révisé prévoit que le délai des 40 jours ne court plus à partir de la communication d’un projet de loi déclaré urgent à l’Assemblée, mais à partir de son inscription à l’ordre du jour d’une séance plénière par le président de la Chambre et sa lecture en cours de séance. Le chef de l’État perd ainsi un pouvoir législatif fort au profit du président de la Chambre.

Faut-il y voir une des raisons de la faiblesse des réformes de structure ? Indépendamment même des institutions, la déficience du travail parlementaire semble bel et bien avoir été et être encore un obstacle majeur aux réformes au Liban.

Docteur en histoire (Paris I) et enseignant à Sciences Po Paris. Dernier ouvrage : « Sous l’œil de la diplomatie française, le Liban de 1946 à 1990 » (Geuthner, 2017)

Alors que dans les années soixante, la plupart des États réformateurs du Moyen-Orient sont dirigés par des régimes « moukhabarat » autoritaires, les réformes de structure au Liban sont conduites dans un cadre de démocratie consociative. Pour autant, la grande vague réformiste des années chéhabistes (1958-1964) s’effectue au prix d’un renforcement incontestable de...

commentaires (2)

excellente analyse solide et logique Fouad Chehab fut le batisseur de la republique libanaise. Un exemple a suivre

Mikael Hiram Abdelnoor

12 h 34, le 17 octobre 2018

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Commentaires (2)

  • excellente analyse solide et logique Fouad Chehab fut le batisseur de la republique libanaise. Un exemple a suivre

    Mikael Hiram Abdelnoor

    12 h 34, le 17 octobre 2018

  • fouad chehab n'avait pu bien faire QUE par la force des baïonnettes( meme latentes) avant de verser dans l'exces, car fouad chehab, depuis le temps, ne faisait pas confiance aux parlementaires. s'il faut en tirer une conclusion c'est que le Liban n'est pas fait pour jouir d'une vrai democratie- pas encore.

    Gaby SIOUFI

    10 h 08, le 13 octobre 2018

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