Chercheuses, mais aussi et avant tout citoyennes, nous avons été amenées depuis plusieurs années à nous pencher, au hasard de nos travaux universitaires ou engagements respectifs, sur les thématiques liées à la guerre du Liban et aux problématiques de « sortie de guerre ». Deux parcours et regards différents qui ont notamment abouti sur le constat commun que de nombreux faits marquants et massacres n’ont pas eu leurs historiens – contrairement à d’autres, abondamment traités –, et risquent ainsi de disparaître progressivement de la mémoire collective. Certes, écrire et parler de la guerre reste un exercice difficile et délicat, voire tabou et presque périlleux dans un pays qui n’a pas encore assimilé son passé et n’a pas intégré l’histoire de ses conflits dans ses manuels scolaires... Il nous a donc semblé essentiel de travailler sur les mémoires de la guerre, comme objet d’histoire, dans le but de nous interroger sur un « travail de mémoire » ou une « pédagogie de la mémoire », selon l’expression de l’historien Samir Kassir, et qui devraient somme toute accompagner toute sortie de guerre, qui plus est civile. Un « travail de mémoire » qui doit nécessairement transiter par un « travail d’histoire », or ce dernier est plutôt négligé au Liban, à plus forte raison lorsqu’il s’agit du conflit de 1975-1990. Sans diagnostic historien des mémoires de cette guerre, des violences et des peurs, et donc des événements traumatiques et des représentations croisées qui l’ont par ailleurs alimentée, comment prétendre réussir une sortie de guerre viable et durable ? Comment parler d’un postconflit à l’ombre des tensions fortes et tenaces qui ne cessent de s’exercer sur le tissu social libanais, menaçant par là même de le fragmenter à l’infini? Autant de questions légitimes, d’autant plus que la sortie tronquée de guerre n’a pas été le produit d’une volonté commune des Libanais. Elle fut imposée en même temps qu’une amnistie générale et qu’une amnésie collective, en lieu et place d’un travail sur la mémoire.
Éviter « l’amnistie-amnésie »
C’est dire à quel point ouvrir au grand jour le dossier de la guerre du Liban et l’aborder sous le double prisme civique et académique demeure un défi. Pour le relever, nous avons invité de jeunes chercheurs en histoire, sociologie et sciences politiques à se joindre à nous pour présenter leurs travaux dans le cadre d’un colloque intitulé « La guerre du Liban (1975-1990) revisitée : histoire, après-guerre et mémoires », organisé avec le Centre d’études pour le monde arabe moderne rattaché à l’Université Saint-Joseph, les 5 et 6 octobre 2018. Cet événement a ainsi permis de livrer une réflexion multidisciplinaire autour du conflit qui propose un nouvel état des lieux de la recherche académique à partir de travaux récents et de sources inédites écrites et orales. Ces travaux ont été articulés autour de trois axes de recherche. Le premier est revenu sur des événements et faits peu connus ou totalement méconnus de la guerre du Liban. C’est ainsi que des événements historiques ont laissé leurs traces profondes dans l’histoire des localités et des régions, sans pour autant être mentionnés ou intégrés dans une histoire de la guerre, ou être connus à l’échelle nationale. Des acteurs, des victimes ou des communautés peuvent ainsi avoir le sentiment d’être des « oubliés » de l’histoire, et de voir leurs souffrances balayées d’un revers de la main. Dans le cadre du deuxième axe, des chercheurs se sont penchés, en marge des actes de guerre, sur des études de cas inédits et originaux telles que l’adoption illégale d’enfants, les établissements de santé, le rôle et la place des diplomates français, des officiers et hauts fonctionnaires dans le Liban en guerre. Quant au troisième axe, y ont été abordés des thèmes liés à la sortie de guerre aux mémoires concurrentes, dûment instrumentalisées et exploitées par les politiques. C’est ainsi que les enjeux de mémoire posent la question essentielle de la refondation d’une société après un conflit armé civil honteux et douloureux. Grâce à une multitude d’acteurs et de témoins, d’artistes, de cinématographes et de chercheurs, le Liban évite le piège, tant craint par Paul Ricoeur, de l’« amnistie-amnésie ».
Un piège également évité grâce à la soif de savoir transgénérationnelle, manifestée par une grande partie des 500 personnes venues assister à la présentation de ces travaux et échanger avec notre équipe pendant les deux jours du colloque. Toutes les générations étaient représentées, les jeunes de 17-18 ans, tout comme des témoins et des contemporains de la guerre, mais aussi des acteurs politiques et d’anciens combattants. Il s’est constitué ainsi une dynamique groupale cathartique qui a permis à tous ceux et celles qui voulaient s’exprimer de le faire, en toute liberté, afin de déconstruire les tabous de la guerre et de parvenir petit à petit à en dépassionner le débat et nous en émanciper ensemble.
Repenser la narration
Naturellement, certains acteurs de la guerre présents dans l’audience ont aussi pu être confrontés à cette occasion à leurs propres passions, appréhensions et ressentiments. Des appréhensions si puissantes qu’elles peuvent parfois conduire certains à continuer de penser qu’il est préférable, pour des raisons de « concorde civile » de ne pas « politiser » ou « contaminer » les universités avec ce type de débats. Cependant, l’essentiel des réactions et échos positifs reçus nous a convaincus du bien-fondé de la poursuite de cette démarche. Une démarche qui a par ailleurs permis de souligner à quel point il existe de nombreuses archives familiales et privées qui attendent encore d’être exploitées par les chercheurs. Ce qui nous conduit dès lors à réfléchir sur les modalités de la narration historique de la guerre, et l’intérêt de la repenser non plus nécessairement dans le cadre d’un récit global et unique, mais à travers la juxtaposition de plusieurs histoires de la guerre dans les mêmes ouvrages collectifs, afin de restituer à cet événement comme à sa mémoire leur dimension complexe et plurielle.
En définitive, cette manifestation scientifique n’est qu’une première tentative appelée à se renouveler et s’exporter dans d’autres institutions académiques et dans d’autres régions du Liban. Ce, non seulement pour donner un nouveau souffle à la recherche et aux initiatives archivistiques autour de ce fait historique majeur, mais aussi, et surtout, pour encourager un débat public et citoyen autour de ce passé douloureux, afin notamment d’éviter que les mécanismes d’enclenchement de la violence ne se reproduisent à nouveau. Car au Liban, pour inverser la célèbre formule de Clausewitz, c’est la politique qui est devenue la poursuite de la guerre par d’autres moyens.
Dima de CLERCK, Chercheuse associée à l’IFPO et enseignante en histoire à l’USJ et l’ALBA.
Carmen ABOU JAOUDÉ, Chercheuse associée au Cemam et enseignante en sciences politiques à l’USJ et l’USEK.
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commentaires (6)
c'est uen excellente initiative … bravo peut etre que le libanais comprendra qu'il ne pourra pas échapper a une reconciliation GLOBALE afin de pouvoir former un peuple avec une vision et objectifs communs pour enfin créer une NATION
Bery tus
21 h 02, le 14 octobre 2018