Le quotidien an-Nahar a créé la surprise en publiant hier une édition complètement vide, faite de huit pages blanches, pour protester contre le marasme politique et économique qui prévaut dans le pays et qui touche l’ensemble de la nation, y compris la presse écrite.
« Un Nahar blanc face à l’obscurantisme » : tel est le slogan lancé par la directrice du quotidien arabophone, Nayla Tuéni, lors d’une conférence de presse, évoquant une véritable « intifada » contre le pourrissement de la situation qui a fini par déteindre sur l’ensemble des secteurs.
La directrice du quotidien a tout de suite rassuré les journalistes présents – qui croyaient que le quotidien allait annoncer la suspension de l’édition, ou évoquer la crise financière que traverse le journal – en affirmant qu’« an-Nahar continuera à paraître et qu’il n’abdiquera pas ». « Certes, il y a une crise de la presse dans le monde. Mais je n’ai pas peur pour an-Nahar. Si le pays va bien, le journal ira bien. Notre message est le suivant : nous voulons un pays qui se porte bien », a ajouté Nayla Tuéni avant d’annoncer que les plumes des journalistes d’an-Nahar reprendraient l’écriture immédiatement après cette conférence de presse.
Sur les réseaux sociaux, les huit pages blanches du quotidien ont créé le buzz, beaucoup d’internautes s’interrogeant sur les raisons ayant poussé le journal à prendre cette initiative.
« C’est plutôt un cri de colère que nous voulons faire entendre, celui des Libanais et non seulement celui de la presse qui pâtit également de la situation économique », reconnaît la responsable, avant de souligner que le journal qu’elle dirige « se veut porteur d’un message et ne se contente pas de remplir sa mission journalistique ». « Sans la presse, une presse libre et indépendante, le Liban ne sera plus », a-t-elle indiqué, invitant toutes les forces actives du pays et les médias à « joindre leurs efforts pour rappeler aux politiques leurs responsabilités envers la nation ».
Un « peuple fatigué »
Stylo brandi devant les micros, la directrice du quotidien a tiré la sonnette d’alarme : « La plume est une arme, et les pages blanches d’an-Nahar aujourd’hui sont notre arme. L’objectif de notre plume est de transmettre la douleur du peuple. Et le peuple est fatigué. An-Nahar est fatigué de reproduire vos promesses non tenues », a-t-elle lancé en s’adressant aux responsables politiques. Dénonçant le retard dans la formation du gouvernement depuis mai dernier, l’ancienne députée a lâché : « Dieu sait combien de jours nous devrons attendre encore pour voir la formation du gouvernement. Le temps passe et les dangers s’accumulent. Nous crions aujourd’hui : cette situation ne peut plus durer. »
« Les pages blanches d’an-Nahar sont une forme d’expression (...) par rapport à la situation catastrophique du pays. Nous croyons en notre pays et nous allons continuer à lutter pour lui. (...). La presse restera le miroir des souffrances du peuple. (…). Même durant la guerre, le pays n’allait pas aussi mal qu’aujourd’hui », a déploré la responsable.
« Le pays connaît une grande crise, et nous devons tous nous mobiliser. Que deviendra le Liban sans la presse ? Nous voulons un pays sain, une économie saine, ne plus vivre dans la crainte des maladies, de la dégradation de l’environnement ou de l’exil de nos enfants. Chaque secteur dans ce pays est en crise », a encore martelé l’ancienne députée.
À la question d’un journaliste qui lui demandait s’il y avait un lien quelconque entre l’initiative d’an-Nahar et celle prise par le prestigieux Washington Post qui avait réservé lundi une colonne blanche en signe de solidarité avec un de ses journalistes, Jamal Khashoggi, porté disparu depuis quelques jours après son passage à l’ambassade saoudienne en Turquie, Mme Tuéni a répondu par la négative, soulignant que son initiative avait été « envisagée avant les péripéties » de l’affaire du journaliste saoudien.
Interrogée par L’OLJ, une analyste du quotidien, Rosanna Bou Mounsef, a dit espérer que l’initiative prise par son journal « trouvera un écho auprès des politiques. S’ils ne comprennent pas ce cri de colère et le dégoût que ressentent les Libanais et que l’on vient de répercuter, c’est très grave. Les responsables ne réalisent pas à quel point le fossé entre les gouvernants et les citoyens s’est approfondi », a-t-elle relevé.
Sa collègue Roulla Moawad commente à son tour : « Le vide est effrayant. Le vide des mots et leur absence le sont encore plus. Il y va de même pour le vide dont on témoigne au niveau du fonctionnement des institutions et de l’absence de gestion au niveau de l’État. Depuis ce matin, les gens nous appellent de toutes parts pour exprimer leur inquiétude en voyant nos pages blanches. »
La situation des quotidiens libanais est de plus en plus difficile : dernièrement, c’est le prestigieux groupe de presse Dar as-Sayyad qui a fermé ses portes. Cette cessation d’activité n’est que la dernière d’une longue série de fermetures de quotidiens et de périodiques au cours des dernières années, sur fond de marasme économique. En juin, le prestigieux quotidien panarabe al-Hayat, fondé en 1946, avait fermé son bureau à Beyrouth. Il avait été précédé fin 2016 par le quotidien as-Safir, qui avait accueilli dans ses colonnes les plus grands intellectuels arabes. D’autres quotidiens de renom, comme an-Nahar lui-même, ont procédé à des licenciements de masse ou à une suspension du paiement des salaires pour éviter le même sort.
En début de semaine, le ministre sortant de l’Information, Melhem Riachi, avait discuté avec le président de la Chambre, Nabih Berry, de la situation des médias et des projets de lois qu’il a présentés à ce sujet. M. Riachi a fait part à M. Berry de sa décision d’ouvrir la voie à une saisine directe du Parlement au sujet des textes qu’il avait soumis au gouvernement. Selon M. Riachi, deux propositions de lois seront transmises à la Chambre des députés sous le chapitre de la législation de nécessité. M. Riachi avait mis en place une commission ad hoc qui doit assurer le suivi nécessaire sur ce plan auprès des trois pôles du pouvoir et des responsables concernés.
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commentaires (4)
J'éspère que l'OLJ ne suit pas l'exemple car lire des pages vides ca va ennuyer vite ...
Stes David
12 h 39, le 12 octobre 2018