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Santé - Commentaire

La normalisation de l’avortement

Chaque année, 25 % de l’ensemble des grossesses – environ 56 millions – sont interrompues. Photo Bigstock

Le mois dernier à Buenos Aires, Elizabeth, 34 ans et mère de deux enfants, est morte après s’être introduit du persil dans le col de l’utérus dans une tentative désespérée de provoquer un avortement. Quelques jours plus tôt, le Sénat argentin avait rejeté à une très faible majorité une législation qui aurait légalisé l’avortement dans les quatorze premières semaines de grossesse. Si cette loi avait été adoptée, Elizabeth serait probablement encore vivante.

Le 28 septembre, les activistes du monde entier ont commémoré la Journée internationale pour l’avortement sans risque. C’était une occasion de pleurer celles qui sont mortes en raison des lois interdisant l’avortement. Mais cette journée a servi aussi à diffuser un message au nom d’Elizabeth et d’autres femmes comme elle : alors que dans de nombreux pays la question de l’avortement est un enjeu politique, elle constitue aussi une réalité.

Chaque année, 25 % de l’ensemble des grossesses – environ 56 millions – sont interrompues. Les avortements se font dans tous les pays et tous les milieux socioéconomiques. Aux États-Unis, 61 % des patientes qui cherchent à avorter ont la vingtaine, 59 % sont déjà des mères et environ deux tiers disent appartenir à une religion organisée. L’avortement est toutefois courant dans les pays en développement où l’accès aux services de planification familiale est souvent limité. En fait, ce qui est stupéfiant, c’est que 88 % des avortements se font dans l’hémisphère sud.

L’avortement est une procédure sûre en milieu hospitalier, mais devient risqué partout où il est restreint par la loi. Seulement 55 % de tous les avortements effectués chaque année sont sûrs. Les complications des procédures risquées – souvent les seules options offertes aux femmes qui résident dans des endroits où les méthodes efficaces sont illicites – entraînent environ sept millions d’hospitalisations et 47 000 femmes en meurent chaque année.

Le combat pour l’avortement sans risque dure depuis des siècles. Bien que les méthodes varient, l’avortement était une pratique normale et la plupart du temps acceptée en Chine, en Égypte, en Grèce et à Rome dans l’Antiquité. Ce n’est qu’au XIXe siècle que les élites catholiques et coloniales ont propagé les lois interdisant l’avortement pour contrôler la sexualité des femmes, leur corps et leur vie.

Contrairement aux idées reçues, la pénalisation de l’avortement ne réduit pas l’ampleur du phénomène. Elle ne fait que le rendre plus dangereux. En Amérique latine et dans les Caraïbes, où la procédure est interdite ou fait l’objet de restrictions, le taux d’avortement – et des complications qui s’ensuivent – est parmi les plus élevés du monde. En revanche, en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, où l’avortement est légal et largement accessible, le taux d’avortement est relativement faible et la procédure comporte peu de risques.

De plus, lorsque l’avortement est légalisé, le taux de mortalité diminue et les lésions subies par les avortements disparaissent rapidement. Un an après que la Roumanie a légalisé l’avortement en 1990, la mortalité a baissé de moitié, alors qu’en Afrique du Sud, les décès ont chuté de 91 % dans les quatre premières années après l’adoption de la loi de 1996 sur le choix d’interruption de la grossesse. En bref, il n’y a aucune raison médicale pour que la femme risque sa vie pour interrompre une grossesse non désirée.

Forts de ces résultats, les militants des droits des citoyens dans le monde réclament des modifications aux lois nationales sur l’avortement. Depuis 2000, plus de trente pays ont libéralisé leurs politiques. En mai, les électeurs en Irlande ont voté pour l’abrogation de la loi nationale interdisant les avortements, une victoire majeure dans une société si profondément imprégnée par sa foi catholique. Même en Argentine, les espoirs demeurent élevés. Les sondages d’opinion indiquent un soutien ferme au droit à l’avortement. Il ne manquait que sept voix pour faire passer le projet de loi qui aurait pu sauver la vie d’Elizabeth.

Toujours est-il que la lutte est loin d’être terminée. À l’échelle mondiale, on assiste à une envolée des recherches sur internet sur le misoprostol, un médicament utilisé par les femmes pour provoquer l’avortement sans courir de danger. En Afrique du Sud, seulement 5 % des cliniques et hôpitaux publics offrent des services d’avortement et un tiers des femmes ne savent toujours pas que l’avortement est légal. Au Maroc, en outre, les femmes qui militent pour le droit à l’avortement se font harceler et arrêter. Et aux États-Unis, les activistes se préparent à un recul en matière de liberté de reproduction si la candidature à la Cour suprême de Brett Kavanaugh est confirmée.

L’opposition la plus féroce au droit à l’avortement est issue des rangs de l’Église catholique et d’autres forces conservatrices. Elle a des effets directs sur la santé des femmes et sur le réseau de santé de leur pays. Des études récentes menées par l’organisme que je préside, la Coalition internationale sur la santé des femmes, ont montré que dans plus de soixante-dix juridictions – dont quarante-cinq États américains –, les prestataires de services médicaux sont autorisés à refuser des services d’avortement aux patientes selon les valeurs personnelles des médecins.

Ces restrictions sont intolérables. L’avortement est un aspect de la vie des femmes. Il est grand temps que les autorités publiques prêtent l’oreille aux millions de femmes qui réclament justice en matière de reproduction et d’autonomie corporelle. Les lois doivent reconnaître et garantir le droit des femmes à la santé sexuelle et reproductive. Il faut rendre ces services accessibles aux femmes du monde entier sur le plan financier et médical en faisant abstraction de l’âge, de la race, de l’ethnicité, de l’orientation sexuelle ou de l’appartenance religieuse pour qu’elles aient accès à des services sûrs d’avortement.

Elizabeth n’a jamais eu cette chance et des millions de femmes dans le monde se retrouvent dans la même situation. Tant que cette situation ne changera pas, elles risquent toutes une mort tragique.

Françoise GIRARD, présidente de la Coalition internationale sur la santé des femmes

© Project Syndicate, 2018. Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier.


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