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Idées - Commentaire

Comment Schmitt peut aider à comprendre le monde selon Trump

Donald Trump et Carl Schmitt. Montage de photos d’archives

Au lendemain des sommets de l’OTAN et de Helsinki, à la mi-juillet, de nombreux libéraux ont été tentés de condamner personnellement le comportement du président américain Donald Trump. Indulgence à l’égard de Vladimir Poutine, affront vis-à-vis de ses propres services de renseignements et des alliés traditionnels de l’Amérique, le président des États-Unis semble dépassé. Peut-être a-t-il été manipulé. Peut-être est-il mentalement instable. Ou peut-être est-il l’homme de Moscou, le « traître » ultime. Il y a certainement du vrai dans l’un ou l’autre de ces jugements, voire en chacun. Mais il existe une explication plus profonde – et encore plus troublante – au comportement de Trump : les idées du président, notamment ses engagements philosophiques implicites concernant l’ordre mondial. Or ces convictions s’annoncent beaucoup plus difficiles à combattre.
Trump n’est évidemment pas un philosophe. Pour autant, il véhicule instinctivement certains concepts, grâce à sa maîtrise d’un « storytelling » populaire et à sa profonde sensibilité vis-à-vis des attentes de ses partisans, qui, lors de chaque rassemblement, l’invitent à affiner ses idées pour répondre à leurs besoins émotionnels. Besoins que le président politise à son tour via les réseaux sociaux. Et s’il est un message que véhicule particulièrement Trump, et qui peut contribuer à expliquer son comportement, et notamment son discours équivoque et largement condamné vis-à-vis de la Russie, c’est celui du philosophe et juriste allemand Carl Schmitt.

« Ennemi réel » ou « ennemi absolu » ?
Schmitt n’est pas seulement connu pour avoir rejoint le parti nazi en 1933 – une raison non suffisante pour écarter sa pensée – mais aussi pour sa critique incisive du libéralisme moderne. Au cœur de cette critique figure son mépris pour les aspirations universelles du libéralisme. Les libéraux placent en effet les droits de l’individu au centre de leur communauté politique, et considèrent qu’en principe ces droits doivent s’étendre à tous. Comme le dit l’adage : l’Amérique est une idée.
Pour Schmitt, cette vision conduit au désastre, sur le plan national comme à l’étranger. Au niveau national, dans la mesure où la conception libérale du « peuple » n’exclut personne, elle n’opère par conséquent aucune distinction. Qui sommes-nous, si ce « nous » inclut tous les individus ? Schmitt estime que cette manière de penser rend les États libéraux vulnérables à une captation par des groupes d’intérêts privés œuvrant depuis l’intérieur et l’étranger – une conception que Trump a inscrite au cœur de sa propre campagne.
La critique formulée par Schmitt à l’encontre de la politique étrangère libérale repose sur une analyse similaire. Défenseurs d’une philosophie non exclusive et basée sur les droits, les libéraux ont tendance à s’ingérer dans les affaires d’autres pays, dont la politique ne s’inscrit pas en phase avec ces valeurs. Et lorsque les libéraux s’engagent dans un conflit militaire, leur conception du monde constitue la recette parfaite d’une guerre totale et perpétuelle, puisque leur attachement à des normes abstraites les conduit à considérer leurs opposants non seulement comme des concurrents, mais comme des « ennemis absolus ». À la différence d’un « ennemi réel », avec lequel un rival peut établir un modus vivendi, un ennemi absolu doit tôt ou tard être soit détruit, soit transformé – notamment via le fameux « nation building », contre lequel Trump vocifère.
En lieu et place de la normativité et de l’universalisme, Schmitt propose une théorie de l’identité politique fondée sur un principe que Trump apprécie certainement profondément, vu sa carrière prépolitique : le sol. Pour Schmitt, une communauté politique se forme lorsque les membres d’un groupe reconnaissent partager certains traits culturels distinctifs qu’ils sont prêts à défendre au péril de leur vie. Ce fondement culturel de la souveraineté puise en définitive sa source dans une géographie distinctive – enclave orientée vers l’intérieur, ou zone côtière axée sur l’extérieur – habitée par une population. Entrent ici en opposition des conceptions différentes de la relation entre l’identité nationale et la loi : si pour les libéraux la nation se définit avant toute chose par les engagements légaux qui régiront cette communauté, selon Schmitt, le « nomos » de la communauté – ou sa perception d’elle-même qui découle de la géographie – est une condition philosophique préalable au droit.

Universalisation de la doctrine Monroe
La présidence Trump apparaît comme la mise en œuvre des implications politiques de cette vision schmittienne des affaires intérieures et étrangères. La manifestation la plus évidente de la critique formulée par Schmitt à l’encontre du libéralisme s’observe dans la passion qu’éprouvent Trump et ses partisans pour la construction d’un mur à la frontière sud des États-Unis. Aspect révélateur, les conseilleurs de Trump tels que Stephen Miller décrivent eux-mêmes la construction de ce mur comme une mesure animée par « l’amour » – celui de la communauté politique américaine, clairement définie dans l’espace.
Mais c’est sans doute dans le comportement vis-à-vis des alliés et rivaux traditionnels de l’Amérique à Bruxelles et Helsinki que l’influence de la pensée schmittienne s’est avérée la plus lourdes de conséquences. Schmitt défend un ordre mondial qui universalise la doctrine Monroe : les grandes puissances revendiquent des zones d’influence géographique inviolables (le « Grossraum ») à partir desquelles elles se tiennent mutuellement en respect. Trump promeut un ordre mondial fait de pluralisme normatif, de non-intervention, et de conclusion d’accords. Dans cette vision antilibérale, aucune raison de considérer la Russie comme un ennemi absolu. Il apparaît en revanche nécessaire de mettre à mal les institutions internationales, et de se libérer des alliés traditionnels de l’Amérique. Pour les antilibéraux, les véritables ennemis de la paix sont aujourd’hui ces États-nations qui cherchent à imposer des limites extérieures à la souveraineté, et qui conçoivent la communauté politique en termes normatifs plutôt que territoriaux et culturels. Par opposition, les amis de la paix sont les nations qui se montrent suffisamment fortes pour établir une homogénéité politique au sein de leurs frontières, et pour faire respecter un ordre mondial composé de puissants acteurs souverains.
Lorsque Trump s’est tenu aux côtés de Poutine, en défendant le président russe plutôt que les services de renseignements américains, il a atteint le point culminant logique des idées de Schmitt. Et il faut s’attendre à ce que ces idées perdurent longtemps après le départ de Trump.

Traduction : Martin Morel
Copyright Project Syndicate, 2018.


Mark Weiner est professeur de droit à la Rutgers University (New Jersey). Dernier ouvrage : « The Rule of the Clan » (Farrar, Straus and Giroux, 2013).

Au lendemain des sommets de l’OTAN et de Helsinki, à la mi-juillet, de nombreux libéraux ont été tentés de condamner personnellement le comportement du président américain Donald Trump. Indulgence à l’égard de Vladimir Poutine, affront vis-à-vis de ses propres services de renseignements et des alliés traditionnels de l’Amérique, le président des États-Unis semble dépassé....

commentaires (2)

Quand le communisme s'est effondré il y a 1/4 de siècle, certains prédisaient que le capitalisme libéral ne lui survivra pas, et nous y sommes presque. Le problème est que le nationalisme risque de prendre la place au libéralisme et ça sera bien bien pire que le système actuel.

Shou fi

14 h 29, le 13 août 2018

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Commentaires (2)

  • Quand le communisme s'est effondré il y a 1/4 de siècle, certains prédisaient que le capitalisme libéral ne lui survivra pas, et nous y sommes presque. Le problème est que le nationalisme risque de prendre la place au libéralisme et ça sera bien bien pire que le système actuel.

    Shou fi

    14 h 29, le 13 août 2018

  • UN LUNATIQUE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 38, le 12 août 2018

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