La pression est montée d’un cran ce jeudi entre la Grèce et la Turquie. Un avion de chasse grec s’est écrasé accidentellement en mer Égée, tuant le pilote. Le Mirage 2000-5 revenait d’une patrouille pour intercepter les avions de chasse turcs en zone aérienne disputée. Ce nouvel incident intervient deux jours après que des soldats grecs ont déclenché des tirs de sommation à l’approche d’un hélicoptère turc survolant l’île de Ro, à la frontière de la Grèce, en mer Égée. Dimanche dernier, le Premier ministre grec, Alexis Tsipras, a haussé le ton face à la Turquie pour exiger le retour de deux soldats grecs détenus dans les prisons turques depuis mars après avoir franchi la frontière lors d’une patrouille.
« Les relations gréco-turques traversent une phase dangereuse », affirme à L’Orient-Le Jour Lamprini Rori, professeur de sciences politiques à l’Université d’Exeter (Royaume-Uni). « Nous sommes dans un contexte de paix électrique », ajoute-t-elle. Le dossier des 8 militaires turcs, accusés d’avoir fomenté la tentative de coup d’État de 2016 et réfugiés en Grèce, a exacerbé les frictions depuis que la justice grecque a refusé la demande d’extradition d’Ankara. Et, ces derniers mois, les violations de l’espace aérien grec par l’aviation turque se sont intensifiées. Cela n’est pas sans rappeler le contexte de 1996, où la dispute entre les deux voisins autour de l’îlot grec d’Imia, proche des côtes occidentales turques, avait failli dégénérer en conflit armé.
Politique du zéro-problème
Athènes et Ankara ont clairement cherché à calmer le jeu jeudi soir, en s’engageant à « renforcer leur dialogue », pour éviter toute escalade. Mais plusieurs points de discorde – dont certains datent de la création des deux États – maintiennent les deux capitales sur le qui-vive. Outre la question chypriote, qui reste une entrave majeure à leur réconciliation, les deux pays sont en désaccord quant à la délimitation des eaux territoriales, des espaces aériens nationaux et des zones économiques exclusives (ZEE). Ainsi, la Turquie revendique certaines « zones grises » (tel l’îlot d’Imia), tandis que la Grèce invoque le traité de Lausanne de 1923, qui dessina les frontières entre les deux pays à l’issue de la guerre gréco-turque. Et, si à première vue les batailles pour quelques rochers inhabités en mer Égée paraissent anecdotiques, elles cachent en réalité des enjeux géostratégiques majeurs, notamment la mainmise sur les gisements de gaz naturel et de pétrole dans ces eaux territoriales. « Tant que ces différends ne seront pas résolus, ils continueront de susciter des tensions graves qui peuvent dégénérer », affirme à L’OLJ Jean Marcou, spécialiste des relations gréco-turques.
(Pour mémoire : Athènes et Ankara veulent voir "le verre à moitié plein" malgré leurs différends )
Selon Mme Rori, « la politique révisionniste du président turc, Recep Tayyip Erdogan, face à la Grèce, Chypre et en mer Égée a pour objectif d’afficher l’émergence de la Turquie comme puissance régionale hégémonique ». Pour la Grèce, il s’agit de se montrer intransigeante quant à sa souveraineté ainsi que de « rassembler un certain électorat grec à propension nationaliste », précise Jean Marcou. « Le ministre grec de la Défense Pános Kamménos et leader du parti populiste d’extrême-droite Grecs indépendants, en coalition avec le parti Syrisa, n’a pas manqué de récupérer l’incident à des fins politiques en usant d’un discours agressif et antiturc », précise Mme Rori. « Les deux parties trouvent finalement leurs comptes dans leurs positions nationalistes », ajoute M. Marcou. C’est dans ce climat de revendications territoriales et populistes que de tels incidents prennent des proportions inquiétantes.
Jusqu’en décembre dernier, « les gouvernements grec et turc avaient toutefois poursuivi une politique de zéro-problème afin de préserver leurs intérêts communs », explique M. Marcou. En témoigne la visite officielle historique du président turc, Recep Tayyip Erdogan, à Athènes, le 7 décembre – la première d’un chef d’État turc en Grèce depuis 65 ans. En effet, la Turquie est un partenaire commercial essentiel pour la Grèce, et, pour la Turquie, la Grèce offre un pont vers l’Europe, dont elle est de plus en plus isolée.
Coopération avec Israël
Sur le plan diplomatique, « M. Tsipras a compris qu’il fallait répondre à un Erdogan provocateur et imprévisible en adoptant une position équilibrée et calculée, afin d’éviter une escalade rhétorique », explique Mme Rori. Pour autant, la Grèce a amorcé une nouvelle politique étrangère régionale en se rapprochant d’Israël et de Chypre, notamment dans le domaine de la défense, de la sécurité et de l’énergie, compromettant l’amélioration durable de ses relations avec la Turquie. La coopération militaire entre les trois pays méditerranéens ne fait que s’accroître. Le 2 avril, M. Tsipras s’est entretenu avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le président chypriote Nicos Anastasiadès pour discuter d’un projet conjoint de pipeline de gaz naturel vers l’Europe. La Grèce y trouve son compte – son partenariat avec Israël tempère son inquiétude face à l’agression turque et l’aspiration de M. Erdogan à la supériorité régionale.
Ces nouvelles affinités marquent un revirement, car Israël, jusqu’aux années 90, considérait la Turquie comme un allié stratégique dans la région. Les relations difficiles qu’entretient aujourd’hui Ankara avec les États-Unis et plusieurs États européens exacerbent également les tensions gréco-turques. Parce que c’était précisément leur appartenance commune à l’organisation transatlantique qui motivait la Grèce et la Turquie à mettre leur discorde de côté.
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