La course à l’armement au Moyen-Orient n’a cessé de s’accélérer ces dernières années, avec l’Arabie saoudite en tête du peloton des importateurs. Riyad, qui modernise constamment son arsenal militaire, représente un marché particulièrement lucratif pour les Occidentaux. Pas plus tard que le 9 mars dernier, le prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane, alias MBS, et la Première ministre britannique, Theresa May, ont signé une déclaration d’intention prévoyant l’achat de 48 avions de combat Eurofighter Typhoon, pour une somme estimée à 8 milliards de livres, soit 11 milliards de dollars.
Le contrat a été décrié par des organisations internationales qui considèrent que les Occidentaux ferment les yeux sur les violations de l’Arabie saoudite en matière de droits de l’homme pour obtenir des marchés lucratifs. À cet égard, le journal britannique The Guardian a dénoncé dans un éditorial « le rôle honteux de la Grande-Bretagne au Yémen qui lui donne un devoir supplémentaire pour faire pression dans cette affaire » bien que « pour l’instant, il (le gouvernement britannique) semble plus axé sur la sécurité et la promotion des ventes de Typhoon ». Les revendications en faveur du respect des droits humanitaires se sont faites de plus en plus virulentes à la lumière du conflit yéménite dans lequel le royaume wahhabite dirige une coalition internationale depuis 2015 aux côtés des forces loyalistes du président Abd Rabbo Mansour Hadi, face aux houthis soutenus par l’Iran, l’ennemi juré de Riyad. MBS, qui a raté le pari d’une offensive-éclair triomphante, est désormais enlisé dans un conflit qui a fait plus de 10 000 morts et 53 000 blessés depuis 2015. Certains observateurs considèrent le Yémen comme « le Vietnam de l’Arabie saoudite » tandis que l’organisation Human Rights Watch accuse Riyad de « crimes de guerre contre les enfants ».
Deuxième plus gros importateur au monde
Privilégier éthique ou partenariat stratégique : la question est fondamentale et met en exergue les limites des ventes d’armes entre États. Le choix d’exporter des armes ou non à certains pays impliqués dans un conflit « est une décision qui doit être prise au niveau national au cas par cas », observe pour L’Orient-Le Jour Aude Fleurant, directrice du programme d’armement et de dépenses militaires de l’Institut international de recherches sur la paix de Stockholm (SIPRI). Car au-delà des considérations économiques, la realpolitik finit par influencer la décision finale de chacun des acteurs concernés. « Des pays comme la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis voient l’Arabie saoudite comme un partenaire qu’il est nécessaire de soutenir », poursuit Mme Fleurant. Dans ce cas-là, « les droits de l’homme pèsent moins lourds dans la prise de décision car les intérêts sécuritaires nationaux priment », observe-t-elle.
Les arrangements militaires entre les Occidentaux et le royaume wahhabite ne semblent pas près de s’arrêter alors que Riyad représente une source importante de contrats juteux. Selon un nouveau rapport du SIPRI publié ce mois-ci, Riyad est le second plus gros importateur d’armes à l’échelle mondiale, après l’Inde, sur la période 2013-2017 avec une hausse des importations de 225 % en comparaison à la période 2008-2012. L’Arabie saoudite est ainsi en tête de liste des importateurs d’armes dans la région, devant l’Égypte et les Émirats arabes unis. En dépit des inquiétudes sur le plan humanitaire et sur les pratiques militaires saoudiennes, les poids lourds européens en matière de production d’armement – à savoir la France et la Grande-Bretagne – continuent de coopérer avec le royaume saoudien et 98 % des importations de Riyad proviennent des États-Unis.
Washington et le royaume wahhabite ont en outre signé un contrat à hauteur de 350 milliards de dollars en mai dernier, le montant le plus élevé dans l’histoire américaine. Compte tenu de leur coopération de longue date, « il est peu probable que les États-Unis refusent de vendre des armes à l’Arabie saoudite, bien qu’ils puissent retenir certains articles, telles que des bombes à sous-munitions, qui ne sont pas liés à l’effort saoudien actuel », explique à L’OLJ Gerald Feierstein, ancien ambassadeur américain au Yémen de 2010 à 2013 et sous-secrétaire d’État adjoint des États-Unis aux Affaires du Proche-Orient jusque 2016. MBS et le président Trump ont par ailleurs signé un contrat d’armement à hauteur d’un milliard de dollars jeudi dernier, qui devrait être finalisé s’il obtient l’aval du Congrès.
« Si les arguments économiques, politiques et militaires à ce sujet peuvent être vus comme étant dépassés, ils sont cependant toujours valides aujourd’hui », précise à L’OLJ Bilal Y. Saab, chercheur et directeur du programme de Défense et Sécurité de l’Institut du Moyen-Orient (MEI) basé à Washington D.C. Donald Trump a rappelé à plusieurs reprises l’intérêt économique que représentent ces contrats pour les Américains. « L’Arabie saoudite est une nation très riche et elle va donner aux États-Unis une partie de cette richesse, sous forme d’emplois, sous forme d’achat des meilleurs équipements militaires du monde », a-t-il déclaré mardi dernier lors de sa rencontre avec MBS.
Le ministre américain de la Défense, Jim Mattis, a en outre demandé au Sénat de ne pas réduire le soutien de Washington à Riyad dans une lettre adressée au Congrès. « De nouvelles restrictions à ce soutien militaire américain limité pourraient augmenter les pertes civiles, mettre en danger la coopération anti-terroriste avec nos partenaires et réduire notre influence sur les Saoudiens, toutes choses qui exacerberaient encore plus la situation et la crise humanitaire », a-t-il écrit. Les États-Unis fournissent un soutien « non combattant » à Riyad depuis 2015 au Yémen par des ravitaillements aériens et des échanges d’informations. Le Sénat a, en ce sens, bloqué mercredi dernier une résolution conjointe visant à réduire le soutien à Riyad au Yémen.
Système opaque
Un point noir persiste sur le tableau de ces exportations : quelle est la procédure mise en place pour permettre aux États de vérifier si les armes sont utilisées par Riyad au Yémen ? « Toutes les ventes d’armes éventuelles font l’objet d’un examen approfondi de la part des départements d’État et de la Défense des États-Unis et du Conseil national de sécurité avant d’être soumises au Congrès pour examen », décrit M. Feierstein. « Toutes les considérations, y compris l’utilisation passée et éventuellement future de l’équipement militaire fourni par les États-Unis, sont prises en compte au fur et à mesure que la vente est en cours », souligne-t-il.
Mais bien que les chaînes de contrôle existent, les propos du général Joseph Votel, chef du commandement central des États-Unis (Centcom), lors d’une audition devant le Comité des services armés du Sénat le 13 mars dernier ont mis en lumière l’opacité du système américain dans ce domaine. Répondant aux questions de la sénatrice Elisabeth Warren, M. Votel a admis que le Centcom n’assurait pas le suivi des objectifs des missions saoudiennes utilisant des appareils ravitaillés par Washington et que le Centcom était incapable de vérifier si des munitions américaines étaient utilisées dans certaines frappes.
L’utilisation par Riyad d’armes produites par des pays européens a également été décriée à plusieurs reprises depuis le début du conflit yéménite. Des organisations internationales soulèvent la question de la conformité de ces exportations avec le Traité sur le commerce des armes de 2013.
« De vastes preuves »
Un rapport sorti la semaine dernière en France a provoqué un tollé à ce sujet, contenant des allégations de violations du droit international humanitaire. Le document explique que les exportations d’armes françaises au Yémen « pourraient constituer vraisemblablement une violation pour la France ».
De « vastes preuves existent que des flux irresponsables d’armes à destination de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite ont eu pour résultat un énorme préjudice pour des civils yéménites », a pour sa part dénoncé vendredi dans un communiqué Lynn Maalouf, directrice de recherche d’Amnesty International pour le Moyen-Orient, dans un communiqué. Contactés par L’Orient-Le Jour, les ministères de la Défense français, britannique et allemand n’ont pas donné suite.
Alors que l’opinion publique et les organisations internationales tentent de faire pression sur les gouvernements, certains pays ont déjà pris la décision de restreindre les exportations d’armement vers Riyad ou de les interrompre complètement tels que la Finlande en 2015, les Pays-Bas en 2016 ou l’Allemagne en janvier dernier, tandis que d’autres États européens se pencheraient sur la question.
Le Parlement européen a adopté à cet égard une résolution non contraignante en décembre dernier qui « condamne les frappes aériennes aveugles menées par la coalition », adoptée à 539 voix pour, 13 contre et 81 abstentions. Un vote séparé en faveur d’un embargo sur la vente d’armes à l’Arabie saoudite a également remporté la majorité des voix des eurodéputés. Une décision qui n’a cependant qu’une portée symbolique limitée. D’autant plus que les régulations sur les ventes d’armes « sont vues comme une ingérence » sur des marchés qui relèvent de l’ordre national, souligne Mme Fleurant.
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commentaires (6)
Pour se faire la guerre, il faut au minimum deux parties. Au Yémen, il y a d'un côté les miséreux Houthis soutenus par l'Iran qui leur fournit généreusement les "lance pierres" et aussi des "hommes" venant d'autres pays. De l'autre côté le Royaume Wahabite armé par une coalition internationale sans scrupules, trop contente de pouvoir lui vendre ses armes et d'encaisser des milliards de dollars. Et tant pis pour le Yémen, petit pays sacrifié au nom des ambitions...chiites de l'Iran, et... sunnites de l'Arbie Séoudite. Irène Saïd
Irene Said
17 h 18, le 26 mars 2018