En lisant ce qu’écrivent parfois ceux qui pensent défendre le français en parlant, sur un ton faussement nostalgique, du soi-disant recul de cette langue au Liban, il est bon de relire le petit opuscule de Joachim du Bellay, poète français du XVIe siècle ; cet ouvrage est intitulé, dans l’orthographe d’aujourd’hui, La Défense et Illustration de la langue française (1549).
Non pas tant pour son contenu polémique, concernant notamment la place du français face à la « latinité », que pour la conviction qu’il s’agit d’une langue vraiment matricielle, qu’il faut utiliser avec « grâce » et qui est au cœur de la culture.
C’est sous cet angle qu’il convient de tenter une approche concernant la place du français dans notre pays, et même ailleurs. Il ne s’agit pas de comptabiliser le nombre de « thank you » par rapport aux « merci », ni de voir si le boutiquier du coin vous vend un kilo de pommes de terre ou « kilo batata ». Encore moins de fureter pour découvrir s’il y a mention du mot « Liban » sur les nouvelles plaques minéralogiques. Tout zèle qui tendrait honnêtement à plaider pour la place du français au Liban ne s’accorde pas avec un remuement superficiel ou intempestif qui ne contribue nullement à répondre clairement aux questions que l’on se pose.
Symbiose
Partant de la certitude que la langue française est fondamentale pour assurer la primauté de la culture au Liban, il faut adopter une méthode qui aille au fond des choses et ne serait pas pure gesticulation.
À commencer par les motifs qui fonderaient cette méthode. Dire que le français est une composante de l’identité libanaise ne nous semble pas répondre à la réalité plurielle du pays. Évidemment la culture du français s’est étendue à des composantes de la société qu’elle n’atteignait pas profondément du temps du mandat. Il n’en demeure pas moins qu’au Liban, des minorités ethniques subsistent, pour qui le français, l’anglais, voire l’arabe passent après une langue de leur communauté d’origine, qui n’est pas la même pour tous. Ce pluralisme ne condamne pas l’arabité constitutionnelle. C’est pourquoi clamer, comme on le fait parfois, que le soi-disant recul du français porte atteinte à notre identité nationale, c’est ne rien dire de fondamental.
C’est d’un autre côté qu’il convient de porter son attention et ses efforts ; tout ce qui est précieux requiert, en effet, une attention et un entretien compétents et soutenus, où la composante affective sous-tend la technique et les mesures qu’il faut adopter. Il est, sans nul doute, essentiel de ne pas séparer la langue française de la culture qu’elle véhicule ; car confiner cette langue au « parler français », c’est exposer l’usage du français ainsi infantilisé à un tsunami linguistique planétaire : on aboutirait à des résultats tout à fait contraires à ceux que prétendent souhaiter ses thuriféraires agités.
À l’occasion de rencontres répétées dans le cadre d’organisations francophones, nous avons eu la chance de vivre, dans la réalité de la francophonie, la symbiose assurée par nos collègues africains entre l’usage d’un français châtié et l’attachement à une authenticité nationale et même tribale. Les deux cultures ne sont pas exclusives l’une de l’autre. L’authenticité bantoue, par exemple, n’est pas diminuée par l’attachement au français.
L’espace francophone comprend des pays qui pratiquent harmonieusement l’usage de plus d’une langue, dont le français. Un français solidement ancré dans la culture et les belles-lettres, marquées par l’apport de la pensée et le génie des peuples, souvent divers par leur histoire mais unis autour d’une expression et d’une inspiration communes.
Ne voir de la francophonie au Liban qu’un pseudo-recul du français reviendrait à occulter l’examen de pratiques que vivent certains pays pour des considérations qui leur sont propres. Comment, par exemple, percevoir les initiatives telles que celles organisées ces dernières années, notamment dans certains cantons suisses, et qui proposaient par référendum la suppression de l’enseignement obligatoire du français, en tant que langue essentielle parmi celles dont l’enseignement assurait le plurilinguisme ?
Antidote
Invités, il y a quelques années, à un congrès, tenu au Centre Kléber et consacré à la place de la langue française dans le monde, certains intervenants ne cachaient pas leur surprise d’apprendre que des ambassadeurs de France communiquaient en anglais. Notre point de vue était différent : l’important, c’est la portée de la communication, eu égard aux circonstances de temps et de lieu. Il faut, en effet, regarder du côté du message que cette communication envoie et des valeurs que défend son auteur. Il le fera dans la langue qui permettra au message de pénétrer les milieux auxquels il est destiné. D’où la nécessité d’avoir une définition évolutive de la francophonie qui lui assure une destinée qui ne sera pas figée dans le temps.
C’est dans cette direction qu’il convient d’orienter la défense de la langue française, pour plagier Du Bellay. C’est une langue intimement liée à la culture qui l’étoffe ; une solution pourrait se dessiner au niveau d’un baccalauréat massacré et contre lequel des réformateurs ne cessent de s’acharner : il a occulté la culture française et donné naissance à des candidats qui n’ont du français qu’une coquille vide de toute substance qui serait liée à la pensée des grands auteurs. Leurs professeurs de français ignorent pour la plupart le substrat de la parenté gréco-latine. Ainsi la réforme souhaitée doit aller plus loin que les inscriptions et indications touristiques ; il faut un contrôle sérieux des enseignants et du contenu de leur enseignement.
Heureux temps où nos élèves du primaire pratiquaient Le Nœud de vipères de François Mauriac et Les Conquérants de José-Maria de Heredia. Il n’est jamais trop tard pour se pencher avec rigueur sur la qualité de l’enseignement du français, avec, pour ceux qui le veulent, un retour au latin.
Retour possible avec un baccalauréat sérieusement recentré sur la continuité de la culture qui ne signifie nullement la renonciation aux langues vivantes ; le programme ne se limiterait pas à des textes isolés de leur contexte. Reprendre en main une syntaxe qu’on sacrifie. Reprise en main, la culture servie par un français toujours préservé dans les pays francophones est l’antidote contre le recul qui pourrait affecter la langue française.
Avocat au barreau de Beyrouth et professeur de droit à l’Université Saint-Joseph. Ancien directeur général du ministère de la Justice (1977-1982) et ancien président de l’Inspection centrale (1982-1987)
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commentaires (7)
Le Dr Hassan Tabet-Rifaat fut notre professeur de littérature française et de Latin au Collège Notre Dame de Jamhour . Il nous a profondément inculqué la culture française , et je ne peux résister ici à mentionner à ce propos quelques vers de notre poète francophone feu Hector Khlat : Hector Khlat : Mots français, mots du clair parler de douce France Mots que je n'appris plus tard que pour vous aimer mieux , Tels dea amis choisis au sortir de l'enfance, Mots qui m'êtes entrés jusqu'au coeur par les yeux , Ceux du berceau m'ayant conquis par les oreilles; Mots qui m'avez du monde enseigné les merveilles ; Mots sur qui j'ai pâli , mots par qui j'ai pleuré... Mots qui , par vos vertus fécondant mes études, Avez ouvert mes yeux cillés sur l'univers, Mots français , tous les mots , les doux , les forts , les rudes, Les mièvres, je vous aime , ô mots , avec ferveur ! (Le cèdre et le lys) 1935, ed. la revue phénicienne Il faut rappeler que Hector Khlat n 'a pas été seulement un merveilleux poète francophone , mais aussi un diplomate libanais dont on se rappelle encore à Sao Paulo , et qui a laissé d 'excellents souvenirs de ses années passées la-bas en tsnt que consul du Liban . Il avait la particularité et la capacité de produire en français des conférences entières faites en vers alexandrins sur des sujets divers !
Chucri Abboud
17 h 11, le 23 octobre 2021