La soirée réunissait un certain nombre d’ingénieurs d’un grand constructeur automobile. À la fin des discours, les téléphones, libérés du mode « silence », se sont mis à sonner. Et tout à coup, cet air… Cette sonnerie qui a catapulté tous les présents plus de vingt ans en arrière. Dans sa version initiale et primitive créée pour le téléphone portable Nokia 2110 lancé en 1994, le Nokia Tune est une phrase musicale empruntée à Gran vals, une pièce pour guitare classique écrite par le compositeur espagnol Francisco Tarrega en 1902. C’est bien ce Nokia Tune qui fusait par intermittence au milieu de cette assemblée de scientifiques pourtant friands de nouveautés technologiques. En parcourant ces lignes évidemment empruntées à Wikipedia, vous les entendez vous aussi, ces notes devenues si obsédantes qu’un pianiste canadien s’en est emparé pour une composition baptisée Valse irritation. Cependant, notre propos n’est pas tant de faire étalage d’une culture à la portée de tous que d’expliquer ce retour insolite de la première version du Nokia Tune dans un lieu qui n’était ni une maison de retraite ni une salle de cinéma arts et essais. Renseignement pris, il ne s’agissait pas d’un accès de nostalgie mais d’une mesure de sécurité. Grâce à cette irruption bizarre de la vieille valse espagnole, nous avons découvert en effet que dans les milieux où s’échangent des données sensibles, des secrets industriels en l’occurrence, on préférait utiliser des instruments de communication de première génération, moins détectables, semble-t-il, que les smartphones et autres objets intelligents auxquels nous déléguons notre intelligence.
Peu de temps après, lisant l’excellent L’Ordre du jour d’Éric Vuillard, le livre d’une main, le smartphone de l’autre, je lance une recherche sur le portrait du chancelier Schuschnigg tel que décrit par l’auteur, avec le revers de la poche du veston mal rentré. Et puis je demande à voir la tête de Ribbentrop qui s’applique à faire traîner en longueur le dîner donné en son honneur, Downing Street, par le Premier ministre Chamberlain. À ce dîner est servie, entre autres, une poularde de Louhans, et naturellement j’aimerais savoir à quoi ressemble cette poularde. À peine tapais-je les lettres « pou », que s’ouvrent sur mon écran toutes les références relatives à la « poularde de Louhans ». Je regarde mon téléphone avec une suspicion mêlée d’horreur : « Il » le sait ! « Il » sait ce que je suis en train de lire et infiniment d’autres choses encore, sans doute, sur moi-même et sur mon entourage.
Chacun de nous a vécu ou va bientôt vivre ce choc encore infime, cette impression de recevoir la pomme de Newton sur la tête un jour sans vent. L’intelligence artificielle gouverne déjà nos vies et collecte à notre insu, pour s’en nourrir et croître, toutes les informations que nous voulons bien lui livrer. Le jour n’est pas loin où la pensée individuelle va se fondre dans la noosphère décrite par Teilhard de Chardin, cette couche composée de particules de conscience formant une même conscience collective, qui envelopperait la terre à la manière d’une atmosphère aussi épaisse qu’immatérielle. Ce jour-là, la notion même de secret sera devenue obsolète et aucune valse n’y pourra rien.
La valse et la poularde
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 08 février 2018 à 00h00
commentaires (6)
Excellente mise en garde de Fifi Abou Dib ..... Il suffit de revoir le vieux film Sardoz de John Borman(1974, avec Sean Connery et Charlotte Rampling) pour admirer comment, il y a 44 ans un réalisateur de génie, un visionnaire, avait anticipé ce que deviendrait le monde d'aujourd'hui.
COURBAN Antoine
06 h 52, le 11 février 2018