Que nos expressions soient intraduisibles, nous le savons. Il y a des mots, des verbes, des phrases qu’on ne peut expliquer aux étrangers. Liés aux émotions et aux sentiments, ils sont inexprimables. Impossible, à moins de la sentir, de dire ce qu’est la zankha. Impossible de faire comprendre à l’autre que tla2man 3a leyyé ou bayyadlé wojé. « Blanchir le visage » ne veut pas dire qu’il nous a rendus fiers. C’est un concept à lui tout seul.
Et des concepts propres à chez nous, il y en a des tas. « Viens faire sobhiyyé chez moi, ra7 7ott el-rakwé 3al nar », a-t-on dit devant un ami français qui s’est empressé de nous demander ce dont il s’agissait. Une matinale? Si on veut. Un café, alors? Pas vraiment. C’est plus qu’un café. Un café, on peut le prendre l’après-midi. Là, il s’agit d’un café qui s’étend pendant une, voire deux heures. Il y a le café, mais aussi le charab el-tout ou le jelleb. Il y a une man’ouché parfois, ou même des kneffés. La sobhiyyé, c’est un moment presque exclusivement féminin. La jara vient faire sobhiyyé, la copine après avoir accompagné les enfants à l’école, ou après être passée à la salle de sport, fait une sobhiyyé. On papote, on traînasse, affalée(s) sur le canapé. Canapé au salon ou dans la TV room, qui se transforme une fois par semaine en institut de beauté.
La TV room est en elle-même un concept. Ce lieu de vie qui accueille petits et grands à tous les moments de leur vie se convertit en salon de manucure, pédicure, de coiffure, d’épilation (au sucre), moyennant un tochot mayy, petit pour les mains et plus large pour les pieds. Le sucre, on le caramélise et le pose ensuite sur les jambes duveteuses de la petite dernière qui découvre ce fameux « Tu dois souffrir pour être belle ».
Nous aimons prendre notre temps au Liban. Pour tout. Pour la sieste, comme pour les repas. Si aujourd’hui, dans les restos traditionnels, on ne fait plus « descendre » à table la totalité des 70 plats qui constituent un mezzé, on n’en est pas loin. Il existe certes dans d’autres pays des traditions pratiquement similaires où l’on partage plusieurs entrées ou plats, comme en Chine ou en Inde, mais chez nous, cela prend des proportions bien plus impressionnantes. D’ailleurs, trouve-t-on ailleurs la tawlet el-fwéké ? Après avoir pendant 3 heures, trempé le pain dans du hommos ou du baba ghannouj, ingurgité du foul, du balila, de la kebbé nayyé, des r2a2at, de la hendbé (chicorée pour les intimes), du chanklish, puis des brochettes de viande, de taouk et de kafta, on a le droit à la gargantuesque table des fwéké. Table qui inclut non seulement de la pastèque (en toutes saisons), des pommes, des clémentines, des bananes (qui pourrait en manger après s’en être mis plein la panse ?), des kiwis, des oranges, des poires, du melon ou des raisins ; mais aussi du debs bi thin, du haléwé (avec et sans pistaches), des 2tayef (achta et joz), de la mhallabiyé, de la 2ariché bi 3assal et autres déclinaisons de la mafrouké ou de la haléwet el-jeben. Et c’est reparti pour une heure. Avec en apothéose, le café (bi hal, ou sans cardamome). Sans parler du café blanc. Il n’y a que chez nous pour nommer une infusion à la fleur d’oranger « café », et compter sur les doigts de chaque main le nombre de cafés blancs et noirs qu’on doit servir à nos convives.
Le café est d’ailleurs un concept à lui tout seul. Chez le dekkenjé du coin, dans n’importe quel lieu d’attente, dans un ministère ou dans un bureau administratif, chez le coiffeur, ou lors d’un rendez-vous avec son banquier, on se verra proposer un café. Décliné bien sûr en american coffee ou en Nescafé (avec ou sans Coffee Mate), selon la modernité de l’hôte. On pourra toujours retourner sa tasse (ou sa chaffé) parce qu’il y aura indéniablement quelqu’un qui sait lire dans le marc. Entre un coup de pain et une rachett d’Elnett, la voisine de bac (tfaddalé 3al shampoing) verra un 3eyn, une abda ou rez2a. Et une fois la serviette bien enroulée sur la tête, on aura le droit à un na3iman. Comme quand on sort de la douche. Comme si on venait d’accomplir un exploit, à l’instar du pilote qu’on applaudit parce qu’il a uniquement fait son job de poser l’avion sur le tarmac. C’est peut-être pour ça qu’ils sont « heureux et honorés » de nous accueillir à l’Aéroport international Rafic Hariri.
Après, des concepts, il y en d’autres. Ce jeudi sera celui de l’ivresse. Le fameux khamis skara qui précède le long jeûne du carême. Et puis, dans quelques semaines, les petites filles et les petits garçons iront acheter des vêtements tout neufs, des chaussures vernies, des robes à froufrous et des bougies enrubannées qu’ils iront échanger (ou pas) contre une branche d’olivier. Faudra juste faire attention de ne pas faire son « séchoir » pendant que la machine tourne, le moteur ne tiendra pas. Et là, c’est une autre affaire encore.
commentaires (9)
Dans la Sobhiyyé on reste dans l'action. Le café de l'après - midi se passe dans un cadre différent. C'est essentiellement pour "tuer le temps ensemble". J'ai entendu un libanais en KSA dire à un européen en anglais *Come this afternoon to have coffee and to kill some of the time together*. L'européen était drôlement amusé par cette formulation. Excellent article
Shou fi
17 h 16, le 06 février 2018