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Moyen Orient et Monde - Crise

Les relations égypto-soudanaises à l’épreuve des alliances régionales

Aux traditionnels protagonistes de la zone du Nil est venu se greffer Ankara, qui s’est récemment rapproché de Khartoum, au grand dam du Caire.

Le chantier de construction du barrage de la Grande Renaissance, le 31 mars 2015. Photo d’archives/Zacharias Abubeker/AFP

Les tensions montent à nouveau entre l’Égypte et le Soudan. Depuis plusieurs semaines, les deux pays haussent le ton : le 4 janvier, Khartoum rappelle son ambassadeur au Caire « pour consultations » pour une durée indéterminée, et déclare l’état d’urgence dans l’État frontalier de Kassala, après que divers rapports – démentis par Le Caire – ont fait état de l’envoi de centaines de soldats vers une base des Émirats arabes unis en Érythrée, à la frontière soudanaise. Quelques jours plus tard, le gouvernement soudanais envoie à son tour plusieurs milliers de troupes et ferme la frontière avec l’Érythrée. Depuis, les rencontres diplomatiques s’enchaînent, sans trop de succès. Les raisons de cette crise ? 

La culmination des tensions entre Khartoum et Le Caire sur plusieurs dossiers brûlants qui les opposent : leurs alliances régionales respectives dans un contexte de crises, des différends frontaliers qui remontent à loin, des ressources énergétiques que se disputent les deux pays. 

Ces développements surviennent deux semaines à peine après la tournée africaine du président turc Recep Tayyip Erdogan, dont l’une des étapes était Khartoum. Une visite historique, puisque la première d’un dirigeant turc depuis l’indépendance du Soudan en 1956. Avec son homologue soudanais Omar el-Béchir, il signe plus d’une douzaine d’accords de plusieurs milliards de dollars dans le but de donner un coup de pouce aux relations commerciales entre leurs deux pays. L’un de ces accords concerne l’île soudanaise de Suakin, au nord-ouest du pays. D’après les termes de l’accord signé, le Soudan concède l’île de 70 km2 à la Turquie pour une durée de 99 ans, afin qu’elle y procède à des « investissements » (réparations, constructions d’une centaine de bâtiments et de structures capables d’accueillir les pèlerins en route vers La Mecque). Relativement isolée au Moyen-Orient, notamment depuis le début des soulèvements arabes en 2011, la Turquie ne cache pas son intérêt pour l’Afrique, où elle s’implante de plus en plus. Les travaux de rénovation à Suakin, qui ont commencé mardi 23 janvier, représentent un investissement de taille pour Ankara. La position de l’île est stratégique et se trouve sur une route importante pour le pèlerinage, ainsi que les échanges commerciaux. L’Égypte accuse la Turquie d’avoir des desseins cachés et de vouloir en réalité construire une base militaire sur l’île, ce que dément Ankara. La méfiance du Caire repose sur deux événements majeurs : l’inauguration par Ankara d’une base militaire à 50 millions de dollars dans la capitale somalienne, Mogadiscio, en septembre 2017, et qui prévoit l’entraînement de 10 000 soldats somaliens. Mais aussi le renforcement de la présence militaire turque dans les eaux territoriales soudanaises, pour « protéger » les entités gouvernementales et la flotte de Khartoum. La proximité de la Turquie avec le Qatar et l’Iran n’est pas pour rassurer l’Égypte, alliée de l’Arabie saoudite et de ses voisins du Golfe. Le blocus imposé au Qatar par le royaume wahhabite depuis le 5 juin dernier a creusé le fossé entre les différentes puissances régionales, et deux blocs distincts s’affrontent aujourd’hui.

Frontières contestées
Les accords entre le Soudan et la Turquie ne suffisent pas à expliquer le conflit latent qui oppose Khartoum au Caire. L’inimitié entre les deux gouvernements est également frontalière et remonte à loin : plus exactement au XIXe siècle, lorsque l’Égypte, à l’époque sous mandat britannique, se lance dans la conquête du Soudan, avec l’appui de la couronne, dans le cadre d’une politique d’expansion territoriale. Plusieurs décennies plus tard, le tracé des frontières soudanaises par les Britanniques ne fait pas l’unanimité. Halayeb, une région grossièrement triangulaire de plus de 20 000 km2, est disputée par les deux parties. Les tribus du Triangle étant essentiellement soudanaises, la région passe de facto sous le contrôle de Khartoum. En 2000, des complications poussent le Soudan à retirer ses troupes de Halayeb, qui passe sous contrôle égyptien. La situation reste calme jusqu’en 2016. À l’époque, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi rétrocède les deux îles égyptiennes de Tiran et de Sanafir à l’Arabie saoudite. Dans l’accord, qui retrace les frontières maritimes entre le royaume et l’Égypte, le Triangle de Halayeb est concerné par les modifications. Malgré son mutisme durant la durée des négociations entre Le Caire et Riyad, l’annonce fait enrager Khartoum, qui proteste, sans résultat. 

Autre source de conflit : le barrage hydroélectrique de la Renaissance, que l’Éthiopie érige sur le Nil, à 40 km de sa frontière avec le Soudan. Ce mégaprojet de quelque 5 milliards de dollars – il est censé être le plus grand d’Afrique – fait peur au Caire et pour cause : les Égyptiens dépendent dans leur grande majorité des eaux du Nil, pour l’eau fraîche comme pour l’agriculture. Alors que le pays connaît déjà des périodes de sécheresse, une diminution de l’apport hydraulique représente un danger de taille pour les quelque 100 millions d’Égyptiens qui en dépendent. Lancé en 2012, pendant que l’Égypte, en pleine révolution, fait face à l’écroulement de ses institutions, le projet éthiopien est construit aux deux tiers et devrait se terminer cette année. Le gouvernement de M. Sissi tente donc par tous les moyens de trouver une solution à ce qu’il estime être une répartition « injuste » des eaux venant d’Éthiopie. À tel point qu’il tente d’écarter Khartoum des négociations concernant le barrage.

Toutes ces rivalités, territoriales, diplomatiques ou même idéologiques (Le Caire accuse régulièrement Khartoum de soutenir les Frères musulmans – Omar el-Béchir est arrivé au pouvoir avec l’appui de Hassan el-Tourabi, membre de la branche soudanaise de la confrérie), attisent les tensions malgré les discours apaisants.
Le président Sissi a affirmé refuser d’aller en guerre contre ses « frères » soudanais. Même son de cloche pour le Premier ministre éthiopien Hailemariam Desalegn, lequel estime que des solutions satisfaisantes pour tous existent. Pour certains observateurs, il s’agit pour l’Égypte comme pour le Soudan de détourner l’attention de leurs peuples respectifs des problèmes domestiques. Des manifestations agitent Khartoum et d’autres villes soudanaises depuis plusieurs semaines, pour protester contre la hausse des prix du pain. Le gouvernement a répondu en saisissant les journaux d’opposition et en réprimant les rassemblements. De son côté, Abdel Fattah al-Sissi brigue un second mandat, en mettant ses concurrents sur la touche un par un, dans un climat sécuritaire et socio-économique délétère. Une guerre se révélerait sans doute trop coûteuse pour les deux pays, à l’économie déjà exsangue.


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