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Liban - La vie, mode d’emploi

93- Le salut par le jeu

Mon interlocuteur m'explique : « S'adonner au jeu a l'insigne avantage de vous empêcher de penser. Enfin, pas tout à fait, car je prévois votre objection de philosophe cartésienne portée au trait d'esprit savant : qu'est-ce que le jeu sans le je pensant ? Un roseau tout court qui chante au vent sans souffleur ni dignité ! C'est pourquoi je précise que ce sont les soucis, ces araignées fileuses de mauvais coton, que le jeu interdit d'exercice. En jouant, vous avez les yeux fixés sur une lettre, une bille, un chiffre, une carte, un dé, un pion... et plus rien d'autre n'existe dans votre univers mental. Pas plus vos enfants devenus insupportables à force d'être chéris que vos dettes multipliées par dix à force d'inflation publicitaire et de dépression budgétaire.

L'histoire nous montre qu'il s'agit là d'une pratique aussi vénérable qu'universelle. Que réclamait, en effet, le peuple de Rome pour accepter sans broncher les différentes versions d'empereurs assassins (fous, artistes ratés, pleutres, etc.) qui se succédaient à un train d'enfer ? Du pain et des jeux. Qu'on lui ouvrît les entrepôts de blé et les fosses aux lions et peu lui importait qui dévorait qui ou quoi. Plus tard, le jeu d'échecs aux lois inflexibles a permis aux souverains de supporter la turbulence de leurs vassaux et les caprices de leurs maîtresses. Mais n'allez pas jouer au plus fin avec moi et prendre prétexte de cet exemple pour évoquer le roi de Pascal qui, pareil à un simple quidam, a besoin de se divertir pour oublier sa misère d'être mortel. Car, alors, je m'amuserai à vous renvoyer la balle en vous demandant si la métaphysique ne représente pas elle-même un jeu pour esprits particulièrement tourmentés. Indéniablement plus sophistiquée que le hochet qu'on donne aux petits braillards pour les calmer, son effet n'est-il pas néanmoins aussi hypnotique que le sien ? Avec ses démonstrations qui défilent imperturbablement armées et casquées, comment n'être pas complètement envoûté et comment la moindre idée oserait-elle faire un pas de côté ? »

J'opine à cette argumentation ad hominem et quelque peu désespérée autant par fair-play que par pitié. Je ne veux retirer ni le pain de la bouche de l'affamé ni le dé de la main du malheureux. Je sais que l'homme est tout aussi accablé par sa grandeur que par sa faiblesse. Sa pensée, il aimerait, par moments, non seulement la mettre en veilleuse, mais franchement l'éteindre, même s'il n'a pas de plus grande crainte que de s'en voir, un jour, priver. Alors, pour ce qui est de jouer, comment ne pas y reconnaître une merveilleuse faculté dont il jouit en propre ? Car, à la différence des bêtes, il a le pouvoir et de regarder un arbre pour sa beauté et, si l'envie le prend, après avoir consommé la banane qui y pendait, d'utiliser sa peau pour une glissade et une bonne rigolade. Rien ne nous instruit mieux à ce sujet que le jeu de l'enfant qui est gratuité, fantaisie, normes reçues et inventées. Aussi, la perplexité de Montaigne se demandant qui de lui ou de sa chatte joue avec l'autre, n'a pas sa raison d'être : il est bien le véritable joueur, même quand il se donne pour règle de se laisser jouer par elle. Et c'est là un tel plaisir !

Mais que reste-t-il de ce jeu quand il n'est plus qu'idée fixe, volonté de vaincre le pseudo-partenaire et le réel adversaire, entraînement frénétique, compulsion d'ouvrages spécialisés pour « tout savoir », recherche de combinaisons garantes, de réduire le hasard à presque rien ! Voyez le joueur de Dostoïevski : assurément, il s'est mis à l'abri des préoccupations qui taraudent ses semblables, mais il est devenu pour lui-même et ses proches un tel souci que, pour s'en libérer, il faudrait achever l'homme tout entier ou miser, à nouveau, sur l'impondérable...

Un débat célèbre entre physiciens a opposé Einstein et Bohr. Au premier, déterministe, qui soutenait que « Dieu ne joue pas aux dés », le second, défenseur de l'indétermination, rétorquait : « Ce n'est pas à nous de prescrire à Dieu comment il doit gouverner le monde. » À quoi nous ajouterons qu'il faut espérer que, par souci de l'homme et pour un plaisir d'enfant, il y ait aussi du jeu dans la grande mécanique de l'univers.

 

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Mon interlocuteur m'explique : « S'adonner au jeu a l'insigne avantage de vous empêcher de penser. Enfin, pas tout à fait, car je prévois votre objection de philosophe cartésienne portée au trait d'esprit savant : qu'est-ce que le jeu sans le je pensant ? Un roseau tout court qui chante au vent sans souffleur ni dignité ! C'est pourquoi je précise que ce sont les soucis, ces araignées...

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