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Liban - La vie, mode d’emploi

92 – Le salut par le détail

Le détail perd, mais il sauve aussi. Il perd lorsqu'il est talon d'Achille, point noir dans un tableau qu'on brosse, cheveu dans la soupe, goutte d'eau qui fait déborder le vase, cerise sur le gâteau ou qu'il met la puce à l'oreille et fait découvrir le pot aux roses. Il sauve, en revanche, lorsqu'il est le signe infime mais irréfutable qui innocente l'accusé, le grain de sable glissé dans la machine de mort ou le sourire offert au condamné et qui brûle dans son âme « à la manière d'un grand soleil ». Le détail est donc, aussi menu soit-il, porteur d'une qualité double qui le rend intéressant à défaut de facile à manier. De cette ambivalence du détail, nous voulons fournir des exemples et tout particulièrement dans la fonction qu'il revêt parfois de critère de jugement. Des écrivains, et non des moindres, vont nous aider dans cette tâche qui n'accepte pas les généralisations philosophiques mais, et c'est le cas de le dire, exige l'attention au détail.
Pour le premier, Heinrich Böll, dont une partie de l'œuvre a pour cadre l'Allemagne en guerre puis en ruines, la norme est le presque rien : quelques grammes de margarine et surtout un peu de pain. N'a grâce aux yeux de ses personnages que l'homme qui donne du pain quand on le lui réclame. Si peu, dira-t-on ? Oui, parce que, avec le peu, on vole le pauvre, son sang, donc sa vie et, à grande échelle, cela permet de faire d'immenses fortunes qui engraissent des ventres jamais repus.
Quand il en vient à se prononcer sur la compromission de beaucoup avec le régime nazi et qui voulurent, après la victoire des Alliés, être blanchis, il raisonne de la même façon : on peut pardonner en général, mais quand on connaît certains détails du crime, cela devient impossible. On répète que la guerre a fait des millions de victimes au point que le meurtre ou la torture d'un homme de plus ou de moins n'a plus la moindre importance. Mais ce dos criblé de coups et la rage de celui qui frappait dont on a été témoin. Sa manière de prendre son élan pour multiplier la force de son bras et la douleur de sa victime. Cette insulte qui accompagnait son geste. Comment pardonner quand on connaît ces détails ?
J'ai lu un gros ouvrage sur les crimes du stalinisme et du hitlérisme conjugués, Vies et Destins de Vassili Grossman et, en dépit de l'accumulation des monstruosités dont la délation par les enfants de leurs parents, le détail face auquel ma conscience s'est totalement arrêtée (littéralement figée d'horreur) est le viol des femmes qu'on conduisait aux chambres à gaz. Aussi, après une telle lecture, vous ne pouvez que partager la position de Böll : comment voir ces hommes qui ont permis de telles atrocités revenir au pouvoir tranquillement, comme si de rien n'était ! Il est vrai que certains d'entre eux demandent qu'on leur pardonne leur « moment d'égarement », mais n'est-ce pas parce qu'il leur est bien plus facile de jouer la scène du pécheur repenti que de perdre leur place de chefaillon ?
À l'autre extrémité, il y a le détail par quoi le mondain juge, nous dit Denis de Rougemont, les choses et les êtres. La futilité du personnage est tout entière dans cette habitude de ramener la complexité d'une situation ou d'une personne à une vétille. Cette mèche un peu trop longue qui tombe sur votre front et vous êtes classé « individu négligé, infréquentable ». Vous avez, par hasard, un œillet rouge à la boutonnière, et vous voilà baptisé « l'homme à la poitrine ensanglantée », même si vous n'arborez plus jamais pareil accessoire. Le détail. Tout est dans le détail, ... même le diable y loge, vous assurera le mondain. Et pour vous, c'est bien le diable que de lui faire changer d'avis ! Mais c'est aussi tellement commode de prendre tout par ce petit bout de la lorgnette. On ne voit plus le monde qui tourne si mal et dont on est un peu responsable à cause de cette indifférence et de cette insignifiance dans laquelle on baigne... si voluptueusement !
Quatre bouts de bois ou de pain donnés, et le corps est chauffé ; ce peu brûle dans l'âme « à la manière d'un feu de joie » et « d'un grand festin ». Quatre bouts de bois ou de pain refusés, et le monde claque des dents bien sûr, mais surtout ce peu de néant ronge l'âme et finit par la perdre.

Le détail perd, mais il sauve aussi. Il perd lorsqu'il est talon d'Achille, point noir dans un tableau qu'on brosse, cheveu dans la soupe, goutte d'eau qui fait déborder le vase, cerise sur le gâteau ou qu'il met la puce à l'oreille et fait découvrir le pot aux roses. Il sauve, en revanche, lorsqu'il est le signe infime mais irréfutable qui innocente l'accusé, le grain de sable glissé...

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