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Idées

Le sourire de Samir

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Quand Samir entrait dans une pièce, il se passait quelque chose. On ne savait pas très bien quoi. Il y avait comme un léger suspense dans l'air. Son pas, son élégance, sa lenteur instauraient un climat inimitable d'apesanteur et d'attente. Une attente d'autant plus contagieuse que c'était aussi la sienne. Samir s'attendait en même temps qu'il attendait l'autre : il allait à la rencontre de la rencontre. Et il aimait ça, la rencontre. Le petit événement susceptible de grandir. L'échange. La semaison des idées qui mènent à la réflexion qui mène au combat. La vie qui s'écrit en s'écrivant, qui ne s'écrit pas d'avance. L'homme engagé qu'il était, dont ont si bien parlé ses amis, ses compagnons de route, était aussi un immense observateur. Même en colère, il gardait une partie de son calme. Sa gravité était constamment allégée par son humour qui n'était pas tant « une politesse du désespoir » qu'une munition pour garder le moral, pour rêver. Samir avait attrapé l'optimisme comme on attrape un virus sans remède.

À vie. Si bien que sa lutte contre la violence, durant les deux dernières décennies, avait une cohérence physique. Il l'incarnait. Il avait le regard d'un oiseau à l'heure où le soleil se couche. Toute sa présence se situait entre le jour et la nuit. Entre aube et crépuscule. Elle était d'une intensité rare. Sans compter qu'il ne quittait jamais qu'à moitié le silence. Il y avait une irrésistible absence de bruit au fond de sa voix. Une manière de cligner les yeux pour dire : oui, c'est vrai, mais attendez, on va voir, ce n'est pas tout à fait comme ça... qui négociait en permanence les rapports compliqués des points de vue passionnés. Il jouait et il calmait le jeu. De ce point de vue, il était très peu libanais. Je le vois hésiter à sourire à l'instant d'écrire ces mots. Car il était précisément si libanais, Samir Frangié, si attaché à son pays, si peu disposé à s'en éloigner, à cesser d'y penser, ne serait-ce qu'une heure ou deux.

D'autres que moi, je l'ai dit, ont su et sauront témoigner de son combat politique bien mieux que je ne saurais le faire. Ce dont je veux parler, j'y reviens, c'est de son sourire. Et ce n'est pas une mince affaire. Car le sourire de Samir était un cas. Il n'était ni mélancolique ni naïf. Ni bref ni débordant. Il était plein et un petit peu retenu. II était tout près et venait de loin. Il était vieux, depuis l'enfance et il avait gardé, en vieillissant, toute la malice de l'enfance. C'était une envie de rire qui avait un peu pâli. Un rire échoué, rattrapé par du calme. Le simple bonheur d'être en vie confessé à voix basse. De l'intelligence offerte à la chaleur humaine. C'était aussi le plaisir anticipé ou éprouvé de la conversation. L'échantillon de la paix qu'il désirait de toutes ses forces. Il le gardait en bouche, les lèvres closes ou à peine entrouvertes, comme une douceur qu'on laisserait fondre. Il durait longtemps le sourire de Samir. Quand il se terminait en rire, il perdait vingt ou trente ans d'un coup, il libérait l'enfant du vieux sage. Les deux, le sourire et le rire, étaient encore là quand ils s'étaient évanouis. On ne les voyait plus, on les sentait. Comme lui. Comme nous le sentons, à présent qu'il n'est plus. J'ai connu Samir en même temps que sa femme, Anne, en 1972. Je ne sais pas qui aurait été Samir sans Anne, ni Anne sans Samir. Je sais que le sourire de Samir était indissociable du sourire d'Anne. Ensemble, ils ont réussi à mettre l'humour et l'amour au même endroit. Pour la génération qui est la mienne, ils ont été le point de repère, le lieu de rendez-vous, réel et imaginaire, du pays dont on avait tendance à oublier en l'inventant, en le cherchant ailleurs, qu'il était là : chez eux.

 

Romancière et essayiste

 

 

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Quand Samir entrait dans une pièce, il se passait quelque chose. On ne savait pas très bien quoi. Il y avait comme un léger suspense dans l'air. Son pas, son élégance, sa lenteur instauraient un climat inimitable d'apesanteur et d'attente. Une attente d'autant plus contagieuse que c'était aussi la sienne. Samir s'attendait en même temps qu'il attendait l'autre : il allait à la rencontre...

commentaires (1)

"Samir et sa femme Anne : Ensemble, ils ont réussi à mettre l'amour au même endroit.... Ils ont été le point de repère, le lieu de rendez-vous réel du pays dont on avait tendance à oublier en l'inventant, en le cherchant ailleurs, qu'il était là : chez eux." ! Très émouvant hommage. Merci.

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

13 h 24, le 15 avril 2017

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Commentaires (1)

  • "Samir et sa femme Anne : Ensemble, ils ont réussi à mettre l'amour au même endroit.... Ils ont été le point de repère, le lieu de rendez-vous réel du pays dont on avait tendance à oublier en l'inventant, en le cherchant ailleurs, qu'il était là : chez eux." ! Très émouvant hommage. Merci.

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    13 h 24, le 15 avril 2017

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