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Idées

Samir Frangié et « le sens du Liban »

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D'un inégalable courage et d'une insatiable curiosité intellectuelle, Samir Frangié nous a dit sa fidélité aux valeurs qui furent les siennes depuis sa prime jeunesse, sans se laisser blesser par les vicissitudes de sa vie et l'histoire récente de notre pays. Avec le sourire, moqueur ou complice, il n'a cessé de réconcilier non seulement ses identités multiples, mais aussi sa détermination et ses hésitations, ainsi que la cohérence de ses positions et les besoins de se réinventer par la force des échecs, des incertitudes et des nouvelles promesses. Acteur, témoin et historien du temps présent, il a marqué son décalage, voire son indéniable avantage, par rapport aux nombreux hommes politiques que nous connaissons. Il a fait tout cela en plaçant toujours les problèmes en perspective. Ses démarches s'entremêlent, avec des yeux constamment rivés sur l'idée qui ordonne sa lecture des faits et les interprète : le « sens du Liban ».

Il ne s'est pas laissé tenter par les narrations communautaires, différentes ou partielles, séparées ou dissociées, et surtout stériles, car incapables de reconnaître la force des liens, des ressemblances et des mimétismes. Mais ce sont les derniers qui semblent avoir été l'objet principal de son attention dans son Voyage au bout de la violence, non seulement pour expliquer ses origines, mais pour proposer aussi une critique d'une politique où l'un répond en calquant sur l'autre son langage et sa tactique. La violence, qu'il reconnaît mimétique en premier lieu, est le plus souvent l'instrument d'une politisation excessive, voire d'une manipulation politique de la diversité libanaise.

Ayant contribué, consciemment ou non, à la déclencher et réalisé qu'ils n'étaient pas victimes, mais également assassins, de nombreux Libanais en dialogue sont désormais convaincus, avec Samir Frangié, qu'il n'est plus possible de la gérer sans risquer la destruction de leur société. Il n'est plus question, nous disait-il, de croire au pouvoir de la violence comme levier de changement. Sans renoncer à la volonté de transformation, Samir Frangié n'a cessé d'affirmer qu'il faudrait que le Liban pluriel continue d'exister pour qu'un tel changement puisse avoir lieu. Il a déplacé son utopie politique – non comme idée irréalisable, mais comme principe d'espérance – vers la reconstruction d'un État de droit, condition d'existence du Liban.

C'est en rapport avec la construction d'un État que notre ami a souligné que l'émergence de la citoyenneté passe par la responsabilité personnelle, dont la voie est ouverte par l'individuation, une liberté de l'individu par rapport au groupe auquel il appartient. C'est un processus qu'il a vu interrompu, puisqu'il juge que les Libanais ont brutalement versé dans une logique binaire en se trouvant réduits à leur dimension communautaire, sans considération aucune pour leur dimension citoyenne. Dans le cas des chrétiens, il a dit sa crainte d'une retribalisation dans un contexte où ses compatriotes restent tiraillés, pour certains écartelés et pour d'autres ballotés, entre conscience citoyenne et appartenance communautaire.

D'une part, il a critiqué l'autosuffisance communautaire et constaté un refus généralisé de revenir au cloisonnement de la période de guerre. D'autre part, il a considéré que les droits communautaires priment sur ceux des citoyens, bloquent le fonctionnement des institutions et ouvrent la voie à la corruption. Cet écart est le fait des dirigeants politiques qui n'ont pas compris, ou peut-être n'ont pas voulu comprendre, la portée de l'accord de Taëf, qui, en liant les deux notions de citoyenneté et de pluralisme communautaire, a jeté les bases d'une nouvelle démocratie, conjuguant une double reconnaissance de la communauté et de l'individu-citoyen – ou plutôt de la personne-citoyenne. Malheureusement, l'accord a été lu avec les yeux d'une politique identitaire et en termes de gains et de pertes communautaires.

Sur le plan de la société, Frangié ne laisse pas trop s'entraîner dans la célébration de la diversité, susceptible d'impliquer une insistance sur les différences. Il se méfie également de l'uniformité. En revisitant une période de notre histoire récente, il lui semble que les tentatives d'uniformisation des Libanais aient pu constituer un prélude à leur affrontement.
Conscient de ce double problème, notre ami n'a pas eu recours à un mythe fondateur qui définit l'identité libanaise, mais il nous a suggéré que l'objectif de la sauvegarde du vivre-ensemble, souvent érigé en vocation historique ou même une raison d'être du Liban, ne s'est jamais réalisé, mais qu'elle est en réalisation permanente. Pour renouveler le vivre-ensemble, il nous invite à sortir d'un choix impossible entre appartenance à la communauté et affirmation de l'individu, et du choix impossible entre justice et paix civile. Il nous a invités à la réconciliation dans la vérité qui émane de l'expérience, des expériences partagées, comparées, confrontées et débattues. Elle est restauratrice là où la connaissance invite à la reconnaissance, inhérente à ce qu'il appelle la culture du lien.
Ta lucidité, très cher Samir, la force de ton engagement et la chaleur de ton amitié nous manquent cruellement. Repose dans une demeure de paix. Que ta mémoire soit éternelle !

Ancien ministre, directeur de l'Institut des politiques publiques et des affaires internationales à l'Université américaine de Beyrouth

 

 

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commentaires (1)

"L'accord de Taëf, qui, en liant les deux notions de citoyenneté et de pluralisme communautaire, a jeté les bases d'une nouvelle démocratie, conjuguant une double reconnaissance de la communauté et de l'individu-citoyen – ou plutôt de la personne-citoyenne. Malheureusement, l'accord a été lu avec les yeux d'une politique identitaire, et en termes de gains et de pertes communautaires.". Excellente analyse. Et merci pour ce bel hommage à Monsieur Frangié !

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

12 h 48, le 15 avril 2017

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Commentaires (1)

  • "L'accord de Taëf, qui, en liant les deux notions de citoyenneté et de pluralisme communautaire, a jeté les bases d'une nouvelle démocratie, conjuguant une double reconnaissance de la communauté et de l'individu-citoyen – ou plutôt de la personne-citoyenne. Malheureusement, l'accord a été lu avec les yeux d'une politique identitaire, et en termes de gains et de pertes communautaires.". Excellente analyse. Et merci pour ce bel hommage à Monsieur Frangié !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    12 h 48, le 15 avril 2017

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