Le Centre de photographie de Beyrouth (BCP) a été fondé en 2016 par Patrick Baz, Michel Zoghzoghi et Serge Akl. Il est dirigé par Aline Manoukian, première femme photojournaliste au Liban et dans le monde arabe. Son principal objectif est de placer Beyrouth sur la carte de la photographie mondiale et de créer une plateforme d'échanges culturels entre amateurs et professionnels au moyen d'ateliers de travail, de conférences et de tables rondes. Les trois projections présentées à Station Beirut sont un autre moyen d'atteindre les jeunes qui n'ont pas connu la guerre et de les éclairer sur ce conflit qui a duré des décennies en laissant une blessure béante (qui suinte encore) dans leur pays.
Patrick Baz a débuté dans le métier en tant que free-lancer en 1982. Depuis, il a collaboré avec les magasines Stern, Paris Match, Time et Newsweek. En 1986, il fonde, avec trois amis, la société Pikasso. Travaillant depuis 1989 pour l'agence France Presse, il a couvert nombre de conflits dans le monde. Il est aujourd'hui responsable de l'organisation des services AFP dans la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord). Dans le film Under my skin, qui lui est consacré, il parle de ces villes divisées qu'il a visitées ; des rencontres faites et des nuits sans sommeil. S'il se tait ou ne parle pas explicitement des fantômes qui l'ont hanté tout au long de ce parcours difficile, la réalisation de Christina Foerch Saab, au montage évocateur, fait revivre ce passé fantomatique. « C'était cathartique de faire ce film, dit Patrick Baz durant une rencontre informelle avec les spectateurs. Aujourd'hui, je suis soulagé. »
De 1981 à 1983, Aline Manoukian poursuit des études d'histoire de la photographie au Pierce College en Californie. En 1984, elle retourne au Liban pour collaborer avec le journal Daily Star, avant de rejoindre l'agence Reuters et de devenir directrice du département photo. Invitée à plusieurs conférences internationales, elle est membre du jury du prix Marc Grosset, Roger Pic et d'autres encore. En 2015, elle rentre de nouveau au Liban. La réalisatrice Christina Foerch suit alors dans Recollections les pas de la photographe alors qu'elle narre à son fils son parcours. « La femme photographe est différente de l'homme, signale-t-elle. Comme c'est elle qui donne la vie, elle a une autre perception de la mort. »
Beirut Photographer est le troisième film réalisé par Mariam Chahine et Georges Azar. Il revient sur les traces des photos prises par ce dernier il y a trente ans. Le photographe, né aux États-Unis, a réalisé plus de cinquante documentaires, la plupart portant sur le conflit israélo-palestinien. Quand il revient au pays trente ans après, Georges Azar essaye d'aller à la rencontre des personnes qu'il a prises en photo. Certaines sont mortes, d'autres ont grandi, et d'autres encore sont aujourd'hui handicapées. Pour lui, « la photo marque le moment, le fige, tout en permettant que l'histoire ne tombe pas dans l'oubli ».
À ces trois témoins d'exception, L'Orient-Le Jour a posé les mêmes questions. Les réponses sont édifiantes...
Georges Azar : Notre époque est l'âge d'or de la photographie
Quand avez-vous tenu une caméra pour la première fois ?
En classe de quatrième, à l'école de South Philadelphia. Le professeur avait une seule caméra (une Honeywell Pentax 35 mm) à partager entre 120 élèves. À cette époque, personne n'avait encore touché une 35 mm. Chaque élève avait le droit de prendre la caméra, chez lui, une fois durant l'année scolaire. Malgré ces contraintes, je dois à ce professeur de m'avoir enseigné la photographie et ce qu'est une bonne photo. C'était une révélation et cela m'a changé la vie.
Pourquoi avoir choisi le photojournalisme ?
Quand j'ai quitté l'école, je voulais changer le point de vue des Américains sur le Moyen-Orient, tous les reportages étant pro-israéliens. On en voyait rarement qui reflètent le point de vue des Arabes. Je voulais montrer aux gens ce qui se passait vraiment. Ainsi, peut-être, cela pouvait faire la différence.
Ne vous êtes-vous jamais senti voyeur des malheurs des autres ?
Voyeur n'est pas du tout le mot approprié. J'ai été à différents endroits où de grands événements avaient lieu et j'ai photographié ces événements-là. Je me considère plutôt comme un témoin et un historien. Être voyeur implique de prendre plaisir en observant la souffrance et le malheur des autres. Pour moi, c'était le contraire, c'étaient des expériences traumatisantes.
Quel a été le conflit le plus stressant ?
L'invasion israélienne et le siège de Beyrouth en 1982.
... le plus douloureux ?
Encore une fois Beyrouth en 1982.
... le plus émouvant ?
La première intifida palestinienne était l'événement politique le plus émouvant de ma vie. C'était l'époque de l'espoir et du possible. Voir toute une société, sans armes, descendre dans la rue, unie et déterminée à reprendre sa liberté, était une chose extraordinaire. Le courage de ces gens ordinaires (mères, élèves, ouvriers, professionnels...) défiant la brutalité et la force de l'ennemi était magnifique.
Le souvenir le plus risqué ?
La première guerre irako-iranienne. Je me souviens avoir marché dans des champs de bataille jonchés de cadavres. C'était la situation la plus dangereuse et la plus atroce que j'aie jamais connue.
Quelles sont les difficultés de la photographie à l'heure de la primauté des réseaux sociaux ?
Il n'y a pas de difficultés. Je considère notre époque comme l'âge d'or de la photographie. La caméra numérique et la possibilité de partager ces photos sur internet sont les changements les plus révolutionnaires pour la photo durant ces cent dernières années.
Cela a développé et brisé toutes les barrières de publication et de distribution. Mais ce n'est pas parce que la photo est devenue de plus en plus facile que l'art d'en faire a changé fondamentalement.
Il est nécessaire qu'un photographe ait un message à passer, un témoignage à transmettre. Il ne suffit pas de tenir un crayon pour être écrivain comme il ne suffit pas de tenir n'importe quel appareil pour être un bon photographe.
(Pour mémoire : Le photojournalisme au service de l’humanitaire)
Patrick Baz : C'est la vie que j'ai envie de photographier
Quand pour la première fois avez-vous tenu une caméra ?
À l'âge de 4 ans.
Pourquoi avoir choisi le photojournalisme ?
J'ai grandi durant la guerre, mais j'étais incapable de tirer sur un être humain. J'ai alors préféré la caméra à la kalachnikov et de fil en aiguille... La guerre est dans ma peau comme le montre le film Under my skin. C'est donc un peu l'aventure et le fait de raconter des histoires qui m'ont interpellé.
Ne vous êtes-vous jamais senti comme un voyeur des malheurs des autres ?
Bien sûr que oui. Chaque profession a son objectif. Et cela comporte des points positifs et d'autres négatifs. Il ne faut pas faire la politique de l'autruche. Je ne suis pas quelqu'un qui privilégierait un cliché à une personne blessée, mais bien sûr que la bonne photo me fait prendre des risques.
Quel était le conflit le plus stressant ?
À chaque conflit son stress. Mais c'est le stress post-traumatique qui est le plus difficile à gérer. Pour moi, c'était après la Libye, mon dernier conflit. D'ailleurs je ne peux pas jurer aujourd'hui que je ne photographierai plus de guerre, mais ce dont je suis sûr, c'est que j'ai envie de photographier la vie et non la mort.
... le plus douloureux ?
Le Liban. Bien que Sarajevo fut une guerre plus difficile que celle du Liban, il n'en demeure pas moins que couvrir un conflit dans son propre pays est une chose insoutenable.
... et le plus émouvant ?
Ce ne sont pas les conflits qui le sont, mais les gens que l'on rencontre et auxquels on s'attache. À Sarajevo, je traversais la ligne de front pour acheter des vivres aux familles bosniaques assiégées.
Souvenir le plus risqué ?
Trop de souvenirs.
Quelles sont les difficultés de la photographie à l'heure de la primauté des réseaux sociaux ?
Il ne s'agit pas de difficultés. Nous vivons une sorte de renaissance de la photographie. Les gens ont découvert l'image facile. Le problème, c'est que nombreux sont ceux qui s'imaginent être devenus photographes ou avoir fait une image rarissime suite au nombre de « like ». C'est un peu comme l'écriture, nous avons tous appris à écrire, mais nous ne sommes pas poètes ou écrivains pour autant.
Mais il y a aussi le côté positif. Les réseaux sociaux, et surtout Instagram, nous permettent de découvrir le travail d'un grand nombre de photographes et d'apprendre en regardant le travail des autres.
Quelle photo choisissez-vous pour le 13 avril ?
Une photo de Kamel Lamaa, de l'AFP. Elle résume, à elle seule, la souffrance de tout un peuple pris en otage sous le joug des chefs de milice de tout bord.
(Lire aussi : Patrick Baz, objectif photo)
Aline Manoukian : C'est le photojournalisme qui m'a choisie
Quand pour la première fois avez-vous tenu une caméra ?
Lorsque j'avais une dizaine d'années pour photographier les jours heureux.
Pourquoi avoir choisi le photojournalisme ?
Le photojournalisme m'a choisie. Je n'avais nullement envie de prendre des photos de mode pendant la guerre.
Ne vous êtes-vous jamais sentie comme un voyeur des malheurs des autres ?
Pas du tout, mais je me suis autocensurée lorsque j'estimais que la photo que j'avais prise de quelqu'un atteignait sa dignité humaine. De toute façon, souffrir seul, sans que personne ne soit au courant, est la pire des souffrances. Je ne faisais que transmettre.
Quel était le conflit le plus stressant ?
Les élections municipales en Algérie, en 1991, avec la victoire des islamistes du FIS (Front islamique du salut). Je me suis sentie totalement vulnérable, sans aucune possibilité de négocier avec eux. J'avais déjà eu affaire à des islamistes au Liban mais ils faisaient, malgré tout, partie de notre société. Une foule de partisans du FIS, excités le soir de l'annonce de leur victoire, ont failli nous lyncher. J'étais alors avec une journaliste égyptienne. Abbas, un photographe de Magnum, nous a sauvé la vie.
... le plus douloureux ?
L'enterrement d'une petite fille tuée dans une explosion de voiture piégée dans un quartier de la banlieue sud de Beyrouth. D'ailleurs je n'ai pas réussi à prendre des photos. Mes larmes m'empêchaient de voir à travers le viseur. Des hommes portaient le corps de la petite fille enveloppé dans un linceul. Ils sont entrés dans le cimetière en silence. Un cheikh a prononcé une prière et puis l'homme qui portait le corps l'a soulevé vers le ciel. C'était probablement le père. Il a ensuite posé le petit corps dans la tombe. Après avoir recouvert le corps, ils sont partis aussi dignement et silencieusement qu'ils étaient venus. Ni larmes ni cris, juste une lourde tristesse, ce qui a rendu la scène encore plus insoutenable.
... et le plus émouvant ?
L'hiver 1993, lorsque l'Arménie a subi un blocus par la Turquie et l'Azerbaïdjan, pendant la guerre du Haut-Karabakh. Il faisait moins 20 degrés à Erevan, les gens mouraient de froid et de faim. Mais malgré leur situation catastrophique, ils ont partagé leurs maigres rations avec moi, et ils ont même trouvé un moyen de me chauffer un peu d'eau.
Souvenir le plus risqué ?
Une exécution surprise un mètre devant moi près de la tour Murr. J'ai été éclaboussée du sang de la victime. Le risque n'était pas physique, mais je garde les séquelles de ce souvenir jusqu'à ce jour.
Quelles sont les difficultés de la photographie, à l'heure de la primauté des réseaux sociaux ?
En tant que photographe, ça ne me pose aucun problème. Bien au contraire. Le problème, c'est le nombre de photos de propagande qui circulent. Une fois qu'une rumeur est lancée, le démenti n'atteint pas tout le monde, loin de là. Et les lanceurs de rumeurs le savent bien. C'est comme les faux e-mails du Sénégal ou d'ailleurs.
Quelle photo choisissez-vous pour la commémoration du 13 avril ?
Calme, beauté et sagesse. C'est tout ce dont on a besoin.
Pour mémoire