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Moyen Orient et Monde - Focus

Comment survivre après avoir été esclave de l’État islamique ?

Avec la libération de Mossoul, le Dr Luma Badi s'attend à recevoir de nouvelles rescapées au centre de Dohuk.

Ancienne esclave yézidie, Nadia Mourad est passée, en 2014, par le centre de Dohuk. Ici, lors de son allocution au Conseil de sécurité de l’ONU, à New York, le 16 décembre 2015. Eduardo Munoz/Reuters

« Lorsque la toute première survivante yézidie est arrivée au centre, ça a été un gros choc pour moi », raconte le docteur Luma Badi, rencontrée à Beyrouth, lors de la conférence Women on the Front Lines, organisée par la Fondation May Chidiac. À l'époque, en 2014, la directrice du Centre de soins pour les femmes rescapées, de Dohuk, ville du nord-ouest du Kurdistan irakien, s'imagine alors avoir affaire à un cas unique. « L'histoire tragique de cette jeune fille dans l'enfer de l'EI semblait tout droit sortie d'un film », se souvient-elle, interrogée par L'Orient-Le Jour.

La jeune rescapée aurait échappé des griffes des tortionnaires du groupe terroriste, en parvenant à contacter ses sauveurs via internet, pour enfin arriver dans la capitale de la province de Dohuk. Elle va apprendre l'existence du centre à travers des activistes, comme elle, yézidis. Une autre racontera s'être enfuie après avoir dérobé un téléphone portable. Puis une troisième, encore, arrivera au centre après s'être réfugiée chez des voisins, qui la revendront à sa famille. « En voyant ces jeunes femmes qui avaient pu échapper à l'EI, j'ai compris l'ampleur du phénomène et qu'il fallait s'y préparer », dit-elle.

Au départ, le protocole rigide décourage certaines femmes à venir se déclarer en tant que victimes. En cas de viol, les médecins irakiens doivent automatiquement en référer à la police. Depuis, les procédures se sont assouplies. Mais, pendant un an, l'équipe du centre hospitalier, absolument dépourvue face à ce genre de trauma, doit se résoudre à travailler, dans le plus grand secret, dans le bureau de la directrice, en prétextant participer à une recherche. Les premières rescapées, alors peu nombreuses, se sentent marginalisées. La honte les ronge. La plupart d'entre elles sont convaincues qu'elles ne seront plus jamais acceptées par leur famille ou leur communauté, chez qui le viol est considéré comme un déshonneur.

Le scénario est d'abord le même. L'offensive de l'EI à Sinjar, en août 2014, va les extraire de leur ville tranquille dans cette province de Ninive. Plusieurs jeunes femmes, issues d'un même village, seront réduites en esclavage, avant de parvenir à s'enfuir, parfois rachetées par leur famille, pour enfin être prises en charge au centre de soins. C'est le cas de Bafreen Oso, 19 ans, enlevée par l'EI dans son village de Kocho en 2014. « Les femmes de mon village étaient heureuses avec ce qu'elles avaient, et j'étais heureuse de rejoindre mes amies pour aller à l'école », décrit la jeune femme à L'Orient-Le Jour.

Moins d'un mois après les premières arrivées, le docteur Badi craque. « Un jour, j'ai reçu 5 femmes dans la même journée, chacune avec son histoire tragique. Je pensais être forte, mais j'ai réalisé qu'elles étaient plus fortes que moi », confie-t-elle. Des fillettes de 8 ans comme des mères de famille frappent aux portes du centre.

 

(Lire aussi : « Elles m'ont tout volé, mon corps, mon enfant, jusqu'à ma liberté de rêver »)

 

« Elle nous forçait à apprendre le Coran... »
L'appel du chef spirituel de la communauté yézidie, Baba Cheikh, pour la réhabilitation des femmes violées par l'EI, va provoquer un déclic. Les langues se délient, et de plus en plus de jeunes femmes acceptent les soins médicaux et psychologiques proposés au centre de Dohuk, unique en son genre dans tout le pays. Sur les centaines de cas enregistrés, seules trois jeunes femmes, orphelines, issues de la communauté chrétienne arriveront au centre. « Les chrétiennes ont été moins nombreuses que les yézidies à avoir été captives de l'EI, et j'imagine que la plupart ont préféré enfouir ce traumatisme plutôt que d'en parler », résume Dr Badi.

Chaque femme prise en charge pour la première fois par le centre effectue trois visites médicales, à trois mois d'intervalle, pour réaliser une batterie de tests viraux. Si aucun cas de VIH n'a été enregistré par l'équipe médicale, trois cas d'hépatite B et un cas d'hépatite C ont été comptabilisés. La souffrance psychologique de ces femmes est considérable. Les tentatives de suicide sont fréquentes. « Une jeune femme s'est tuée après son retour de captivité, car elle avait été forcée d'épouser un vieillard », raconte Dr Badi. La question des enfants nés à la suite de ces viols est un sujet tabou que la directrice se refuse à évoquer.

Au départ, le personnel médical n'était composé que de femmes, yézidies ou chrétiennes. « Petit à petit, nous avons commencé à employer des psychologues musulmanes, et même des hommes », poursuit le Dr Badi. Parce que la plupart des victimes ont été converties de force à l'islam par l'EI, la méfiance envers les musulmans reste palpable. Bafreen Oso se souvient de ces femmes jihadistes plus féroces encore que leurs maris.

« Beaucoup de femmes à la peau blanche et aux yeux clairs, non arabes, étaient mariées aux hommes de Daech. J'ai connu une fille d'Europe de l'Est, peut-être russe, qui venait souvent à l'endroit où nous étions retenues captives. C'était la femme du soldat qui m'avait kidnappée. C'était elle le boss. Elle était comme les jihadistes, voire pire. Elle était musulmane et elle nous forçait à apprendre le Coran », se remémore la jeune femme. Après son enlèvement, la jeune yézidie sera transférée à Mossoul, puis Raqqa et al-Chaddadeh (province de Hassaké) en Syrie, avant d'être ramenée à Mossoul. Elle parviendra à s'échapper durant le mois du ramadan en 2016.

 

(Lire aussi : Nadia Murad et Lamia Haji Bachar, d'esclaves sexuelles de l'EI à porte-paroles des Yazidis)

 

Le cas de Nadia
Au fil des mois, le centre de soins est devenu un véritable refuge. La façon d'arriver au centre diffère, selon les conditions de libération des terres. Il y a moins d'un an, les esclaves de l'EI réchappaient de l'enfer en étant rachetées par des contacteurs activistes. Mais la surmédiatisation de ces derniers a rendu la tâche plus ardue.

Selon le docteur Badi, de nombreuses femmes yézidies ayant témoigné auprès de journalistes le regrettent amèrement. C'est pourquoi un conseil juridique est désormais disponible au centre, depuis mai 2016.  « Certaines ont fait confiance trop vite et ont vu leurs propos déformés dans les journaux. Témoigner, c'est bien, mais ressasser son histoire plusieurs fois peut avoir des conséquences dramatiques », assure-t-elle.

La plus médiatique des anciennes esclaves sexuelles de l'EI, Nadia Mourad, également originaire du village de Kocho, est, elle aussi, passée par le centre de Dohuk. Elle a été parmi la première centaine de femmes reçues à la fin 2014. « À son arrivée, elle a d'abord dit que personne ne l'avait touchée. Puis elle a commencé à nous faire confiance et se confier », raconte le Dr Badi. Violée et humiliée durant trois mois, la jeune femme racontera son calvaire dans l'hémicycle de l'ONU et sera sollicitée par les médias. Elle obtiendra le prix Sakharov en octobre 2016 et est aujourd'hui représentée par Amal Clooney. « Quand je l'ai vue à la télévision, j'ai immédiatement compris que son état mental s'était détérioré », affirme Luma Badi, en évoquant la jeune femme aujourd'hui réfugiée en Allemagne.

Si certains dénouements « heureux » existent, de nombreuses femmes restent confrontées à la difficile réalité de la réinsertion dans la société. Pour la plupart analphabètes et démunies, elles n'ont pas le temps de penser à leur passé douloureux au sein de l'EI. 944 cas de femmes victimes ont été enregistrés jusqu'à début mars 2017. Plus de la moitié continuent à se rendre au centre de soins, et beaucoup ont refait leur vie à l'étranger. Avec l'offensive des troupes irakiennes sur Mossoul pour reprendre la ville, dont plusieurs quartiers sont toujours sous contrôle des jihadistes de l'État islamique, le Dr Badi s'attend à recevoir une nouvelle vague de femmes, envoyées au centre par l'armée. Selon le registre des yézidis, près de 2 000 femmes seraient encore détenues par l'EI. Nul ne sait si elles sont encore vivantes.

 

 

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