Le 22 janvier, en Turquie, le parlement a adopté, en deuxième lecture, les 18 articles de l’amendement constitutionnel qui prétend transformer un régime politique d’essence parlementaire en un système présidentiel autoritaire. Le texte, qui a obtenu 339 voix (sur les 550 que compte l’hémicycle turc), doit maintenant faire l’objet d’un référendum confirmatif qui devrait se tenir au début du mois d’avril. Si le « oui » l’emporte, Recep Tayyip Erdoğan verra enfin aboutir un projet controversé, qui conforte les pouvoirs qu’il a acquis, après 15 ans de transformation de la société et de l’État turcs.
Pendant longtemps, cependant, l’idée de réformer la Constitution de 1982 (issue du coup d’État militaire de 1980) avait été motivée par des préoccupations d’ouverture. Il s’agissait de libéraliser la citoyenneté, d’approfondir l’État de droit et même d’apporter une solution à la question kurde. Mais, après l’instauration de l’élection du Président au suffrage universel, en 2007, et surtout l’élection de Recep Tayyip Erdoğan par le peuple, en 2014, le débat constitutionnel s’est cristallisé autour de la consécration d’une présidentialisation, parallèlement amorcée dans la pratique de l’exercice du pouvoir.
Un régime présidentiel sans réels contre-pouvoirs
Le texte adopté par le Parlement fera du président de la République l’instance dominante de l’exécutif, en supprimant le poste de Premier ministre. Comme il est d’usage en régime présidentiel, le chef de l’État, qui pourra être membre d’une formation politique, choisira ses ministres qui ne seront pas forcément issus de l’Assemblée. En revanche, de façon tout à fait inhabituelle, il disposera du droit de dissoudre le Parlement, ainsi que de pouvoirs importants et peu contrôlés, notamment en situation de crise. Il n’aura pas l’initiative des lois, mais proposera le budget, et pourra faire l’objet d’un impeachment, déclenché par une majorité renforcée au sein d’un parlement dont le nombre des membres sera augmenté, passant de 550 à 600.
Parallèlement, le pouvoir judiciaire subira des transformations qui risquent d’entamer un peu plus son indépendance, car la composition du Conseil des juges et des procureurs (HSYK), qui gère la carrière des magistrats, et celle de la Cour constitutionnelle seront à nouveau réformées. S’il est définitivement adopté, le projet devrait entrer en vigueur en 2019, année où doivent se tenir à la fois des élections législatives et présidentielles.
Le recul massif des libertés
L’espérance d’un régime turc définitivement affranchi de ses tentations sécuritaires s’est évanouie. À partir de 2007, les grands procès pour complot, engagés par les procureurs gülenistes (Ergenekon, Balyoz…) ont certes mis un terme à l’influence que l’armée et l’establishment kémaliste exerçaient antérieurement sur le système, mais cela a supprimé les derniers contre-pouvoirs qui gênaient encore l’instauration d’un « Etat AKP ».
À partir de 2010, la liberté d’expression a commencé à reculer sérieusement en Turquie, des journalistes étant régulièrement arrêtés et en permanence intimidés. En 2009 encore, des intellectuels avaient fait sensation en lançant la pétition Özür diliyoruz, pour demander pardon aux Arméniens. Sans la signer, Abdullah Gül, le président de la République de l’époque (pourtant issu de l’AKP), avait estimé que cette initiative avait le mérite de montrer qu’on pouvait désormais parler de tout en Turquie.
L’année dernière, les universitaires à l’origine d’une pétition pour demander la reprise du processus de paix avec les Kurdes, ont été durement réprimés, certains d’entre eux étant licenciés, voire emprisonnés. C’est, d’ailleurs, sur la question kurde que le revirement du pouvoir a été le plus brutal et spectaculaire. Alors qu’au début de l’année 2015, le gouvernement tentait encore de négocier, Recep Tayyip Erdoğan, lorsque les élections législatives ont été en vue, a pris l’initiative d’en finir avec le processus de paix, pour promouvoir son projet de présidentialisation.
Cette volte-face n’a pas tardé à aboutir à une reprise de la guérilla du PKK qui s’est accompagnée d’une situation extrêmement tendue dans les provinces kurdes, conduisant à l’apparition de zones de couvre-feu où des civils ont été malmenés, voire tués dans des conditions toujours mal élucidées.
Un pays qui mange ses enfants
Depuis 2015, du fait de la fin du processus de paix et d’engagements contradictoires dans le conflit syrien, la Turquie s’est enfoncée dans la violence. Près de 60 attentats kurdes et surtout djihadistes ont fait plus de 500 morts à Ankara, Istanbul et dans le sud-est du pays. À cela s’est ajouté la lutte intestine entre l’AKP et le mouvement Gülen.
Révélée publiquement par les scandales de corruption de décembre 2013, cette lutte s’est traduite, l’année suivante, par une première épuration sévère de la police et de la justice. Nouvel épisode de cette rivalité sans merci, le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 a vu se généraliser la suspicion et les purges qui y sont associées. Près de 120 000 personnes ont été licenciées ou emprisonnées.
Ainsi a-t-on l’impression que depuis qu’ont commencé les grands procès pour complot, il y a une dizaine d’années, ce pays n’en finit plus de manger ses enfants. Les procureurs de l’affaire Ergenekon désormais sur le banc des accusés ont pris la place de leurs victimes laïques qui, blanchies pour un temps, commencent aujourd’hui à retourner en prison. Ainsi le journaliste Ahmet Şık, arrêté en 2011, a été détenu pendant un an parce qu’il avait osé enquêter sur le mouvement Gülen (alors allié à l’AKP), il est aujourd’hui de nouveau incarcéré pour un simple tweet !
Le train de la démocratie à l’arrêt
C’est dans ce contexte qu’aura lieu, en avril prochain, le référendum qui doit se prononcer sur la réforme constitutionnelle présidentielle. Les partis d’opposition veulent croire à un sursaut de l’électorat. Il est vrai que les Turcs ont par le passé manifesté, à plusieurs reprises, leur défiance à l’égard d’une présidentialisation du régime.
Mais les attentats, le coup d’État et l’engagement de l’armée turque dans le nord de la Syrie contre Daech et les Kurdes du PYD créent un climat de tension qui risque d’influer sur le résultat. Car l’AKP, et les nationalistes du MHP qui ont apporté au parti au pouvoir un appui décisif, sans lequel le projet n’aurait pu être adopté au parlement, appelleront à voter « pour la sauvegarde de l’État », et en définitive pour cet « Etat-AKP » patiemment construit au cours des dernières années.
Ainsi, à la différence des coups d’État militaires qui, par le passé, avaient bloqué plusieurs fois le train de la démocratie turque émergente, tout en prétendant le maintenir paradoxalement sur le chemin de valeurs séculières et européennes, le processus en cours depuis l’échec du putsch du 15 juillet semble vouloir engager ce pays dans une tout autre voie : délibérément conservatrice, résolument nationaliste et profondément autoritaire.
Jean Marcou, Directeur des relations internationales, Sciences Po Grenoble
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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