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À La Une - L'Orient-Littéraire

La disparition du monde

Les hommes, autant que le monde qu'ils fabriquent, vont leur train avec allégresse et fatuité, jusqu'au jour où le néant qui les accompagne sans fin subitement s'ouvre sous leurs pieds et les engloutit.

D.R.

Après un début de carrière destiné à la critique littéraire et à la recherche, Philippe Forest est venu à l'écriture romanesque à l'issue d'un drame dont nul ne se remet jamais vraiment, la mort de sa fille de quatre ans. Auteur d'une dizaine de romans portant tous la trace de malheur, Forest vient de faire paraître un nouvel ouvrage, Crue, aux éditions Gallimard. Comme les précédents, est lui aussi marqué par la tragédie de la perte de l'enfant. Mais il l'est de manière particulière. L'ouvrage raconte l'histoire d'un homme qui vient habiter un quartier en friche d'une grande ville. Cette ville ressemble à s'y méprendre à Paris, et le quartier en question au treizième arrondissement de la capitale française, un arrondissement où survivent les îlots d'une cité ancienne au milieu d'immenses zones de terrains vagues sur le point d'être construits et de quartiers nouveaux, faits de tours et de bâtiments futuristes. Le personnage, qui est en principe le narrateur du récit, vit là dans un des rares petits immeubles anciens encore debout, à moitié vide, menacé de destruction et entouré de chantiers. Mais ce décor est un peu à son image et lui convient. Ce personnage, qui ne dévoile jamais son nom ni celui du monde où il vit, revient en effet d'une longue absence causée par la mort de sa fille, et il n'est de retour que pour assister aux derniers jours de sa propre mère. Le présent, qui le replonge dans la terrible ambiance qui a entouré la disparition de sa fille, va alors se mêler pour lui au passé et effacer les frontières entre passé et présent. À ce violent sentiment de perte de la réalité du temps et de sa linéarité va faire écho la sensation de vivre dans un non-espace, incarné par ce quartier en friche, monde en ruine où est très forte l'impression d'être nulle part, dans un non-lieu géographique, un arrondissement urbain fantomatique coincé entre les dernières traces d'une ville en voie d'effacement et les chantiers d'un monde nouveau qui peine à naître et qui n'est que le fruit de la spéculation immobilière et de la voracité des hommes.

L'effacement du temps et de l'espace, et aussi la disparition d'autrui dans l'univers oppressant du personnage, sont évidemment le reflet d'un vide intérieur, comme si toute réalité aux yeux de ce dernier était aspirée dans un trou noir, ne laissant que vide et irréalité autour d'elle, la disparition de l'enfant paraissant avoir entraîné celle de tout le reste. Mais cette affreuse solitude se trouve subitement abolie lorsque le personnage rencontre, simultanément, les deux seuls autres habitants de son immeuble. Il s'agit d'une jeune pianiste et d'un étrange philosophe. Le narrateur raconte qu'il passe ses soirées avec l'une puis ses nuits avec l'autre, pendant une quinzaine de jours. Il aime la femme et écoute avec méfiance mais assiduité le philosophe lui annoncer des calamités à venir. Ce que deviennent ces deux-là relève d'un basculement du roman dans l'énigme et le fantastique, avant que n'advienne un formidable dérèglement climatique, pluie puis véritable déluge aboutissant à une immense crue qui engloutit la cité toute entière. S'ouvre alors un deuxième temps au cœur du roman, celui de la description scrupuleuse et très réussie de la catastrophe qui emporte tout avec elle, et que le narrateur met sur le compte de l'imprévoyance et de la cupidité d'un monde construit sur la spéculation et la croissance économique absurde, loin de toute réflexion sur le devenir de la planète. Cette dernière, et la terre saturée dans laquelle on continue à creuser et sur laquelle on ne finit pas de bâtir, se rebiffent à un moment donné, et les hommes alors en paient le prix.

La relation entre un personnage frappé par le malheur et par la perte, et un monde qui, sans réfléchir, trop confiant en lui-même disparaît sous les eaux, est évidente. Ils sont comme le miroir l'un de l'autre. Les hommes, autant que le monde qu'ils fabriquent, vont leur train avec allégresse et fatuité, jusqu'au jour où le néant qui les accompagne sans fin subitement s'ouvre sous leurs pieds et les engloutit. Cette vérité qui peut sembler évidente, Forest la rappelle et la raconte à travers une sorte de fable puissante et inquiétante, dans une langue superbe, travaillée tout à la fois par la terrible expérience du malheur et par des élans de désirs de vie, deux mouvements contradictoires qui font toute la beauté de ses romans.

 

BIBLIOGRAPHIE
Crue de Philippe Forest, Gallimard, 2016, 272 p.
 
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Après un début de carrière destiné à la critique littéraire et à la recherche, Philippe Forest est venu à l'écriture romanesque à l'issue d'un drame dont nul ne se remet jamais vraiment, la mort de sa fille de quatre ans. Auteur d'une dizaine de romans portant tous la trace de malheur, Forest vient de faire paraître un nouvel ouvrage, Crue, aux éditions Gallimard. Comme les...
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