Nouveau paradoxe ? Indéniablement, mais qui a dit que la vie suivait une ligne unique et droite, qu'elle était à basse tension, sans embranchement-débranchement et même court-circuit ? En tout cas, pareil salut est particulièrement recherché par plusieurs personnages de Dostoïevski qui écrit, au sujet de certains de ses offensés et humiliés, qu'ils sont bons jusqu'au ridicule. Et quelquefois, reconnaissons-le, l'existence ne nous laisse d'autre choix que de devenir un misérable fieffé ou de se couvrir de ridicule, c'est-à-dire de se retrouver à découvert, hué et moqué.
Alors, on vous marche sur les pieds et vous vous excusez. Alors, on vous provoque ouvertement et vous fermez les yeux benoîtement. Alors, vous donnez largement, sans compter, et l'on vous accuse, en fichant bien ses yeux dans les vôtres tels des couteaux acérés, d'être Harpagon et de harponner hors de vos eaux. Alors, l'on se gausse de vous tant votre naïveté semble hors de saison, si dénuée d'esprit de finesse qu'elle ignore le délié, le déluré, et vous participez à l'hilarité générale. C'est lamentable, révoltant, peut-être même répugnant. Mais ce sont des situations encore plus scandaleuses qu'il faut sauver ou c'est la perte de soi et de l'autre et de l'âme de beaucoup.
Les enfants souffre-douleur le savent de connaissance sûre : ils se laissent tourner en dérision par la maîtresse (qui se donne ainsi une autorité facile) et par leurs camarades (qui s'offrent, à cette occasion, une distraction plus facile encore) et ne disent mot à leurs parents, car sinon ce sera une plus grande persécution (avec accusation de sournoiserie et de méchanceté caractérisées de la part du directeur d'école et, peut-être même, des parents) et le renoncement définitif à l'espoir d'avoir un jour un camarade repenti.
Tout autant que ce « Petit Chose », le mari trompé qui serre la main de son traître d'ami, pour sauver un semblant de vie possible à ses petits.
Mais également ce gentilhomme vu dans le film de Patrice Leconte, Ridicule, qui, soucieux d'assécher ses marais et espérant avoir l'oreille de son roi, multipliait les traits les plus piquants ; ainsi répondit-il à Louis XVI, qui le priait de faire sur lui un mot « au débotté », qu'il regrettait de ne pouvoir le contenter car un monarque n'est jamais un sujet ; grâce à ce jeu de mots, il put décliner l'invitation piégée d'un souverain tenté, un moment, par la parole libérée de toute censure, mais trop gâté par les courtisans pour y céder vraiment ; aussi, pour l'écarter de la cour en lui faisant perdre la face, ses adversaires, aux grands titres et à l'envie plus grande encore, l'ont-ils renversé, tels de vulgaires valets, avec un croc-en-jambe, pendant qu'il dansait ; dénommé, depuis lors, « marquis de Patatras » et ne réussissant jamais à s'en relever, il se retira loin de Versailles, de ses falbalas, de son honneur de pacotille, et attendit les sans-culottes et leur danse de la carmagnole pour assainir l'air que respiraient les enfants de son pays.
Et aussi ces vieux chauffeurs de taxi-service de nos villes, conduisant leur tacot brinquebalant, rafistolé tant bien que mal et qui fait naître des sourires mi-amusés mi-méprisants sur les lèvres de jeunes touristes à l'allure conquérante de beaux dieux grecs chassant chez les mortels. Ils savent, eux, les très vieux, ce qu'il leur a fallu d'économies de bas de laine, de longues palabres, d'ingénieux bricolages pour sauver de la casse leur Rossinante, cette enfant de leurs rêves. Ainsi, plus précieuse, à leurs yeux, que leur prunelle et que les bas-bleus de Molière, est cette monture efflanquée qu'ils font hennir et bondir comme le plus élégant des cabriolets.
Le ridicule tue seulement pour celui qui veut tuer avec, mais pour l'homme ridicule, il peut sauver un enfant : celui qu'il a été, celui qui l'a persécuté, celui qui le regarde sans rien comprendre à ce monde où il faut rire de l'homme qui est tombé, qu'on trahit ou qui, frère de Don Quichotte, rêve les yeux grands ouverts.
Les animaux savants peuvent faire des gorges chaudes de leurs congénères moins bien dressés qu'eux et qui s'emmêlent dans les formules de politesse et d'impolitesse déguisées qu'on leur a apprises, dans les pas de menuet et de contredanses minutieusement codifiés auxquels pieds, bras, cou et surtout genoux doivent se plier, ils n'en restent pas moins des animaux savants au service de l'impitoyable machine sociale. Aussi saluons sans honte le ridicule qui a la vertu insigne de nous reposer, l'instant d'une surprise, de toutes les mécaniques bien huilées, tournant à plein rendement et qui nous broient l'imagination et le cœur à longueur de journée.
Combien sont-ils à savoir, parmi les admirateurs des toiles de Rouault, que sa figure de l'Homme de douleurs est aussi celle de ses clowns ?