Rechercher
Rechercher

Liban - En toute liberté

« Travaux et Jours », à la naissance des idées

Il y a quelques semaines, Terje Roed-Larsen, dont le visage nous est aussi familier que celui de la guerre de 2006, annonçait qu'il démissionnait de son poste à l'Onu, où il veillait à l'application des résolutions du Conseil de sécurité concernant le Liban, pour rejoindre un think tank.

Heureuse Amérique où des gens sont payés pour réfléchir! Où l'on peut bien vivre en faisant de la recherche, où la civilisation du savoir a tant d'importance, où l'on prend le temps de savoir, c'est-à-dire de rapprocher l'une de l'autre deux vérités ou deux éléments de vérité apparemment éloignés, pour qu'en apparaisse un troisième auquel personne n'avait pensé avant : une sorte de naissance d'idée à laquelle on a non seulement assisté, mais dont on est un peu l'agent procréateur.
Il y a quelques jours disparaissait Mounir Chamoun, figure-phare du monde intellectuel libanais, dont l'une des dernières responsabilités était de veiller aux destinées de la revue Travaux et Jours, publiée par l'Université Saint-Joseph. En retard d'un semestre, le dernier numéro de 2015 de cette revue consacrée à la recherche universitaire vient d'être distribué (*), et son sommaire est loin de laisser indifférent.

La revue consacre son premier article à la vacance présidentielle, sujet du jour. Rédigé par Lara Karam Boustany, professeure à la faculté de droit de l'USJ, l'article éclaire sous tous ses aspects juridiques et constitutionnels cette vacance, en se tenant à des critères purement académiques, tirés autant de la réflexion constitutionnelle que de l'histoire et de l'observation. Sa lecture remet les choses à leur place : le Liban n'a pas l'exclusivité de la vacance de la fonction présidentielle ; le vide au sommet de l'État n'est pas au Liban une situation nouvelle; toutes les compétences du chef de l'État ne peuvent être transférées sont quelques-unes de ses conclusions.

Nous retiendrons de l'article la partie consacrée au sujet : « Vacance et transgression des fondements du régime ».
« La vacance présidentielle, commence-t-il, est conçue comme un incident exceptionnel et nécessairement limité dans le temps. Sa répétition et l'allongement de sa durée finissent par retentir sur les fondements mêmes du régime politique libanais.

« Trois éléments seront retenus pour illustrer cette affirmation : la durée de la vacance viole en premier lieu le principe constitutionnel de périodicité des élections (...). En second lieu, la vacance présidentielle neutralise le régime parlementaire : par peur du vide total, la Chambre des députés ne peut plus retirer sa confiance au gouvernement (...). La troisième illustration (...) concerne (...) le pacte d'entente nationale sur la base duquel a été construit l'État libanais moderne : l'absence d'un chef de l'État implique la mise à l'écart d'une composante importante du tissu communautaire libanais que la présence de ministres de cette même communauté ne saurait suffire à pallier. »

Takfir et takfirisme
Ces articles sont suivis de réflexions sur l'islam de Mohammad Nokkari, juge au tribunal chérié de Beyrouth et enseignant à l'USJ, et d'Ahyaf Sinno, professeur à l'USJ. Dans « Tuer au nom de Dieu au XXIe siècle », Mohammad Nokkari réfléchit sur la doctrine du wahhabisme et à l'instrumentalisation de la religion. Ahyaf Sinno, pour sa part, signe un article intitulé « Comprendre le takfirisme », « ce courant de pensée religieuse qui exclut abusivement de la communauté islamique (takfir) un musulman ou un groupe de musulmans ». Le mot « takfir », précise Sinno, correspond au français « excommunion ».

« Triste bilan », écrit-il en conclusion de son article, commentant la confusion qui règne dans ce domaine. « Babélisme takfiriste, tout le monde excommunie tout le monde, et, plus encore, puisque parmi ceux qui s'emportent contre le takfirisme siègent des takfiristes de taille (...). Depuis quatorze siècles, c'est la même terminologie, ce sont les mêmes méthodes, les mêmes principes d'autorité, et c'est le même passé, le même âge d'or que l'on chérit. Alors (...) que l'on fait fi des attitudes modérées que l'on perçoit, de temps à autre, par-ci, par-là, dans l'histoire de l'islam ».La mémoire de la guerre du Liban, à laquelle Travaux et Jours consacre régulièrement des articles, figure dans ce numéro à travers un article d'Annie Tohmé-Tabet, anthropologue et professeur au département sociologie et anthropologie de la faculté des lettres et des sciences humaines de l'USJ. L'article est consacré au « Volontariat à la Croix-Rouge des jeunes des banlieues de Beyrouth en 1975-76 ».

L'étude oppose le phénomène de la « militarisation de la société » banlieusarde essentiellement chrétienne de la région d'Antélias en 1975-76 et de l'idéologie d'autodéfense qui gagne la population, à la résistance que vont leur opposer une cinquantaine de jeunes qui s'engagent dans la Croix-Rouge libanaise. L'analyse éclaire les dynamiques sociales qui sous-tendent le phénomène et n'est pas sans intérêt purement historique, puisqu'elle rappelle, quoique brièvement, ce que furent « la chute » de Haret el-Ghwarné, un quartier d'Antélias qui regroupe une population mixte, formée de Libanais grecs-orthodoxes et chiites, et de Palestiniens proches du Parti communiste libanais et du Fateh, ainsi que celle du camp palestinien de Dbayé.

La transhumance des loisirs
Sur cet article, une enquête socio-économique piquante et éclairante sur le quartier de loisirs de Mar Mikhaël de Liliane Buccianti Barakat, de l'USJ, de Georges Zouein et de Nizar Hariri. Elle montre comment « la rapidité d'exploitation d'un quartier et son abandon provoquent des changements irréversibles et une dégradation difficile à réparer ». Il s'agit là d'une étude d'impact de la « transhumance des loisirs d'un quartier à l'autre (ici des quartiers Monnot et Gemmayzé vers Mar Mikhaël), et notamment de l'éparpillement de la population du quartier et sur le difficile réajustement qui suit la fin du boom économique. L'étude est de juin 2014.

Le numéro de Travaux et Jours comprend en outre un article de Guy Delbès, un ancien diplomate, sur les alaouites (sait-on par exemple que, pour la religion alaouite, « les femmes, comme les animaux, sont dépourvues d'âme (...), d'où la plus grande liberté qu'on leur laisse » ; et une étude sur « Islamisation et arabisation aux VIIe et VIIIe siècles » de Mouna Ghossain Zaiter, de l'université Lumière, Lyon 2.
Enfin, après deux recensions de livres, La laïcité de l'État et sa contrefaçon de Carlos Hage Chahine, par Melhem Chaoul, sur les rapports entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, et Manuel de philosophie, une perspective Sud-Sud, par Jad Hatem, c'est Mounir Chamoun qui clôture le numéro avec une présentation de l'encyclique écologique du pape François, « Laudato Si » sur la sauvegarde de la Maison commune (curieusement, le titre est omis de l'article), qui révèle l'intérêt pour le concept d'« écologie intégrale et durable » que développe le pape, aux yeux du cofondateur de la Société libanaise de psychanalyse et directeur récemment disparu de Travaux et Jours.

(*) « Travaux et Jours », 01/421000 ext. 1157 et travaux et joursusj.edu.lb

Il y a quelques semaines, Terje Roed-Larsen, dont le visage nous est aussi familier que celui de la guerre de 2006, annonçait qu'il démissionnait de son poste à l'Onu, où il veillait à l'application des résolutions du Conseil de sécurité concernant le Liban, pour rejoindre un think tank.Heureuse Amérique où des gens sont payés pour réfléchir! Où l'on peut bien vivre en faisant de la...

commentaires (1)

En voilà un article intéressant et qui promeut une revue de grande qualité. On y découvre un Liban d'intellectuels qui ne prennent pas assez la lumière qu'ils méritent à part dans la rubrique "quelqu'un m'a dit"

Marionet

08 h 39, le 06 juillet 2016

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • En voilà un article intéressant et qui promeut une revue de grande qualité. On y découvre un Liban d'intellectuels qui ne prennent pas assez la lumière qu'ils méritent à part dans la rubrique "quelqu'un m'a dit"

    Marionet

    08 h 39, le 06 juillet 2016

Retour en haut