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Moyen Orient et Monde - Éclairage

À présent, plus rien ne sépare Erdogan de la présidentialisation du régime

Le départ d'Ahmet Davutoglu, remplacé par Binali Yildirim, pourrait permettre au dirigeant turc d'obtenir les réformes nécessaires et de s'octroyer les pleins pouvoirs.

Le Premier ministre sortant Ahmet Davutoglu (à gauche) et le président turc Recep Tayyip Erdogan. Kayhan Ozer/Presidential Palace/Handout

La sortie du gouvernement du Premier ministre sortant turc Ahmet Davutoglu aura certainement créé la surprise. Limogeage, mise à l'écart, renvoi, autant de termes pour désigner le départ de celui qui fut l'un des proches du président turc Recep Tayyip Erdogan jusqu'à récemment. Mais ces dernières semaines, des fissures sont apparues à la surface de ce tandem pourtant en apparence très soudé. De plus en plus, Ahmet Davutoglu exprimait son désaccord concernant certains dossiers chauds, se démarquant du président turc. Ce dernier avait par exemple jugé son Premier ministre trop « mou » dans ses négociations pour l'accord sur les migrants avec l'Union européenne (UE). En outre, M. Davutoglu n'a pas manifesté d'empressement particulier à réaliser l'obsession première du président Erdogan, à savoir la présidentialisation du régime, qui donnerait les pleins pouvoirs à l'homme fort de Turquie.

Dès l'annonce du départ d'Ahmet Davutoglu, plusieurs noms de favoris aptes à le remplacer ont circulé, dont celui de Binali Yildirim, ministre des Transports. Désigné jeudi, il a été officiellement intronisé hier soir, lors du congrès extraordinaire du Parti de la justice et du développement (AKP), chef de ce parti, fonction qu'occupe traditionnellement le Premier ministre. La nomination de M. Yildirim n'est donc pas une surprise. Compagnon de route du président Erdogan depuis la création de l'AKP, il fait partie du cercle très étroit des proches du dirigeant. Pour Didier Billion, directeur adjoint de l'Iris (Institut des relations internationales et stratégiques, à Paris) et spécialiste de la Turquie, il est nécessaire de souligner cette particularité. « Une partie des fondateurs de l'AKP ne sont plus dans le circuit, soit parce qu'ils n'ont plus été réélus en tant que députés, soit parce que des divergences non avouées les ont éloignés d'Erdogan, ou parce que celui-ci a considéré qu'ils n'étaient plus fiables », explique-t-il. De plus, il est évident pour nombre d'observateurs que Binali Yildirim est bien plus malléable, donc fiable, qu'Ahmet Davutoglu, à la personnalité bien plus affirmée. Après tout, M. Erdogan n'accepterait pas que quelqu'un conteste de quelque manière ses décisions.

(Lire aussi : Binali Yildirim, fidèle parmi les fidèles d'Erdogan)

 

Nouvelle phase de l'AKP
De manière plus générale, il est certain que l'AKP, en tant que parti au pouvoir, entre dans une nouvelle phase de son histoire. « On assiste à un phénomène de concentration du pouvoir autour de la personne de Recep Tayyip Erdogan, et d'accentuation du nationalisme », explique Jean Marcou, directeur des Relations internationales de Sciences Po (Grenoble) et expert de la Turquie. Les élections législatives de l'été 2015 auront été éprouvantes pour le parti, qui a alors perdu une bonne partie de ses électeurs, permettant pour la première fois de l'histoire de la Turquie l'entrée au gouvernement d'un parti prokurde.

Dans le même temps, rappelle M. Marcou, une bonne partie des cadres du parti au pouvoir ont été renouvelés, remplacés par des individus « qui n'ont pas vécu – tout au moins pas en tant que responsables politiques – l'époque précédente, et donc carriéristes, prêts à suivre le président sans état d'âme ».
Il est évident que le départ d'Ahmet Davutoglu et l'entrée en scène de Binali Yildirim ne sera pas sans conséquences sur la politique intérieure turque. Bien plus conciliant que son prédécesseur, M. Yildirim aura probablement davantage de réformes à réaliser, comme peut-être préparer un gouvernement dans une optique d'élections anticipées ou de référendum, ou encore de négociations avec le parti nationaliste (MHP) pour rediriger le pays vers un système beaucoup plus présidentiel, explique Bayram Balci, chercheur à Sciences-Po (Paris) et fin connaisseur de la Turquie.

Même son de cloche pour Didier Billion, selon lequel l'option la plus rapide pour que Recep Tayyip Erdogan accède à la présidentialisation du régime serait de retirer l'immunité parlementaire de suffisamment de députés, tout en recueillant une majorité qualifiée au sein du Parlement pour pouvoir procéder à un référendum. Le président turc obtiendrait ainsi la modification constitutionnelle qui lui permettrait enfin d'avoir les pleins pouvoirs. Il convient de souligner que le Parlement turc a largement approuvé hier une réforme constitutionnelle permettant de lever l'immunité des députés visés par des procédures judiciaires.

 

(Lire aussi : L’avantage de Yildirim sur Davutoglu ? Sa malléabilité)

 

Changement de cap ?
En attendant, de moins en moins d'entités se montrent capables d'endiguer ce processus, la plupart des institutions du pays, comme la justice ou les forces de l'ordre, ayant plus ou moins été phagocytées par l'AKP depuis son accession au pouvoir en 2002. « Restent les partis d'opposition traditionnels (kémalistes du CHP et nationalistes du MHP, mais ces derniers sont en plein schisme), le parti prokurde HDP et toutes les organisations qu'il fédère, une partie non négligeable de la presse (le groupe Dogan en particulier avec de grands quotidiens), le patronat occidentalisé de la TÜSIAD, des cercles intellectuels influents, une partie non négligeable des universitaires, des ONG de défense des droits, les syndicats de salariés... », énumère Jean Marcou, tout en déplorant leur manque d'homogénéité et de vision commune.

Reste la politique étrangère de la Turquie, domaine dans lequel s'est démarqué Ahmet Davutoglu, surtout récemment lors de la signature avec l'UE d'un accord controversé sur la gestion de la crise des migrants. Si pour Bayram Balci ce domaine relèvera désormais de la seule autorité du président Erdogan, secondé par un Premier ministre qui ne le contredira pas, il est clair que les relations qui unissent la Turquie à l'UE puissent pâtir du départ d'Ahmet Davutoglu. « Davutoglu s'est imposé comme l'interlocuteur privilégié des dirigeants européens, ce qui n'a pas été du goût d'Erdogan, puisqu'il ne supporte l'ombrage de personne », estime Didier Billion. Pour ce dernier, le président turc fait monter les enchères en se montrant « odieux et quasiment injurieux » à l'égard des dirigeants européens, qui lui mangent dans la main, parce qu'ils ont tellement besoin de lui. « Dans le même temps, comme il a aussi besoin d'un compromis, on peut espérer que c'est sur ce dossier qu'il peut y avoir une inflexion. Mais je ne crois pas à un changement de cap total », conclut le chercheur.

 

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