Gregoire Sérof.
D'un côté il y a Robinson, petit et faible, de l'autre la nature, immense et puissante. Si Robinson décidait d'agir sur la nature pour en tirer encore quelque avantage, celle-ci ne serait pas perturbée pour autant. La santé de Robinson non plus ne serait pas mise en danger par la faible modification qu'il aurait causée à la nature. Le jeu des actions de l'homme et des réactions de la nature serait négligeable, un équilibre naturel s'établissant entre eux. Le problème de l'environnement ne se posant pas pour un seul individu on peut extrapoler et dire qu'un nombre réduit d'habitants vivants dans de vastes territoires ne mettrait pas non plus la nature en danger. De nos jours pour des pays comme le Liban qui ont subi une forte augmentation de la population, ce n'est plus le cas. Manquant d'espace, cette population cherchera à occuper tous les terrains libres qu'elle trouvera.
Aujourd'hui, dans la plupart des pays, le rapport de force entre l'homme et la nature est inversé. L'homme est devenu l'acteur principal et la nature son subordonné. Il reste que pour beaucoup de gens le souvenir d'une nature intacte est encore très vivace. Teinté de nostalgie il crée la hantise de l'état sauvage perdu, étant persuadés qu'il faut tout faire pour préserver la moindre parcelle de terrain encore inaltérée et limiter les dégâts de celles déjà entamées.
Ces considérations sur les bienfaits que la nature est susceptible de procurer à l'homme ne devraient pas faire conclure que les problèmes de l'environnement se résument en la préservation ou la restauration de la nature sauvage. L'environnement implique des enjeux plus importants et plus complexes.
La question de l'environnement constitue désormais l'un des problèmes majeurs des sociétés contemporaines. Elle n'est pour l'instant qu'un corpus de lois imprécises intéressant plusieurs disciplines et mettant à contribution plusieurs responsables dont le souci premier consisterait à harmoniser les actions de l'homme sur le milieu et réciproquement du milieu sur l'homme, ou plus précisément prévenir et atténuer les réactions du milieu face aux transformations que l'homme lui impose.
Jeu efficace
L'environnement comprend plusieurs aspects. D'une part, il est question de pollution et de nuisances relevant plus particulièrement des sciences exactes comme la biologie, la chimie, la botanique, la géologie, l'hydrologie, etc. Ce sont des problèmes qui concernent l'eau, l'air, la flore, la faune, les déchets, la production industrielle propre et sans risques, le bruit, etc. D'autre part, il s'agit de protection d'espaces naturels, de sites patrimoniaux et de conditions susceptibles d'assurer un entourage agréable à l'intérieur et hors des villes.
Nous nous attarderons sur cette deuxième partie, celle que l'on pourrait définir comme l'environnement perceptible du regard. Elle se préoccupera de l'occupation de l'espace par tous les objets petits et grands que l'homme a produits ou continue de produire. La responsabilité de cet envahissement incombe en premier lieu aux autorités responsables de l'urbanisme puisqu'il s'agira d'assurer l'harmonie entre le bâti et l'espace dans lequel ils sont placés. Dans un passé encore récent, cette harmonie existait tout naturellement dans les villes et les villages traditionnels. Avec l'avènement de l'ère industrielle et machiniste et l'accroissement des populations, ce n'est plus le cas.
Il est impératif de considérer à nouveau la nature comme étant le maître et la construction ou l'équipement comme l'intrus. Intrus qui à tout moment devra justifier sa pertinence. On chercherait de la sorte à rétablir un équilibre qui existait dans le passé. La nature aura de nouveau la prééminence sur l'homme, sur celui qui lui aura causé le plus de dégâts.
L'urbanisme est un ensemble de règles et de moyens permettant d'anticiper le changement et d'harmoniser les forces économiques, sociales, politiques, physiques, etc., permettant d'établir un jeu efficace entre les fonctions, le confort et l'aspect des aménagements destinés au séjour et aux activités de l'homme. Il donne ainsi forme à l'urbain. Le mot forme étant pris dans le sens le plus large comprenant le tracé des voies, l'organisation des activités de production, la position des équipements urbains, les accès, la manière dont chacun est logé, la mobilité au sens le plus large, etc. Bien géré, l'urbanisme permet aux villes d'être fonctionnelles, efficaces et éventuellement agréables.
Dans de nombreux pays l'environnement est pris en charge par un ministère du même nom. Vu l'importance des enjeux, l'appellation est souvent complétée par cadre de vie. Cet important ministère dispose dans ces pays de prérogatives étendues, allant de l'élaboration des schémas directeurs jusqu'à l'instruction et la délivrance des permis de construire. Ce n'est pas un quelconque ministère de l'Habitat, de l'Économie, de l'Équipement et surtout pas des Travaux publics et des Transports comme c'est le cas chez nous, qui en aurait la charge.
À l'heure actuelle, notre ministère de l'Environnement a des prérogatives limitées. Son rôle est même jugé inutile par beaucoup de gens, au point qu'il serait même question de le supprimer totalement. Sur cette question des prérogatives, il reste beaucoup d'ambigüités encore. Est-ce le ministère de l'Environnement qui, au-delà des questions de pollution, instruirait tous les autres ministères et leur fournirait tous les critères et les contraintes requis pour la protection des espaces libres, ou bien c'est la Direction générale de l'urbanisme, comme c'est le cas chez nous, qui demeurerait la seule responsable de la mise en forme aussi bien des espaces urbains que des espaces libres. Dans les textes et les esprits, c'est encore la confusion. Qui décide quoi, quand, comment et dans quel espace.
Urbanisme opérationnel
Au Liban, le mot urbanisme signifie urgence de construire et besoin impératif de développer. C'est pour cette raison que la Direction générale de l'urbanisme reste encore au sein du ministère des Travaux publics. Une administration officielle que l'on définirait mieux comme un ministère qui gère, organise, sinon autorise et encourage le coulage du béton et l'épandage de l'asphalte. Plus on en coule et mieux c'est. La nature est vaste dit on chez nous, elle peut tout accepter, tout absorber.
Les lois d'urbanisme au Liban ne conduisent pas à un environnement satisfaisant. Loin s'en faut. Elles sont tellement défectueuses que le résultat ne peut être décrit autrement que par l'expression de chaos généralisé. Peut-être que lorsqu'elles avaient été créées personne ne s'imaginait que l'on irait jusqu'à remplir tout l'espace dont elles faisaient l'objet. Aujourd'hui on constate que ce remplissage est fait et, sauf rares exceptions, en plein respect des règlements. Le résultat est catastrophique. Les lois étaient peut-être judicieuses pour leurs temps, mais n'ayant pas prévu l'avenir, n'ayant pas évolué, elles ont conduit à des anomalies qu'il est pratiquement impossible de résorber aujourd'hui. Mais parfois, au vu des carences, on se demande si elles n'avaient été imaginées que pour servir la spéculation foncière.
Les plans directeurs chez nous sont l'outil principal de la mise en place de l'urbanisme. Ils tiennent compte de l'existant et prévoient le futur. Ils définissent les zones d'habitation, d'activités, d'équipements sociaux et techniques et les périmètres des sites sensibles, naturels ou patrimoniaux à protéger. Le document de décret qui l'entérine consiste principalement en un plan de zoning, qui est un tableau fixant les limites des exploitations planes et totales autorisées ainsi que des prescriptions décrivant l'aspect architectural et les matériaux de construction à utiliser. Ainsi formulé le plan directeur garantit en principe la préservation de l'environnement, à condition que tout le territoire du Liban en fasse l'objet, ce qui n'est pas le cas, et ne peut pratiquement pas l'être. Un schéma d'aménagement du territoire, serait en mesure de sauver la nature. Il en existe un, approuvé par la Chambre des députés, dont les directives ont été dûment communiquées à toutes les administrations. Il lui manque de faire l'objet d'une loi.
En attendant, de vastes régions sont définies comme « non réglementées » alors qu'elles le sont en réalité, et de la manière la plus préjudiciable qui soit. On y autorise en effet 40 % d'exploitation plane et 0,8 d'exploitation totale et une hauteur de trois étages. Ajoutés à deux ou trois autres étages tolérés ou ne sait vraiment pas pourquoi, les constructions deviennent des chandelles plantées partout. Il n'y a aucune chance de préserver le paysage avec une telle règlementation.
Il existe deux moyens d'atteindre l'objectif de la préservation de la nature. Le premier serait le suivi complet, autrement dit le contrôle pas à pas par l'administration qui en aurait la charge, de la mise en place des masses construites, des pleins, des vides, des espaces verts et de la voirie. Ce n'est pas impossible mais cela requiert le renforcement et la restructuration de ladite administration. Le deuxième serait la maîtrise d'œuvre complète, assimilable aux projets de développements privés avec projet, promoteur, financement, début et fin de la construction, s'achevant par une réception des travaux.
Cette méthode dite d'urbanisme opérationnel a été utilisée par Solidere pour construire le centre-ville de Beyrouth. Si la mise en forme physique de celle-ci peut être considérée comme réussie, la mise en forme fonctionnelle et sociale présente des lacunes qui empêchent un vrai démarrage du projet. Les deux méthodes ont des avantages et des inconvénients. C'est peut-être une solution médiane qui serait la plus appropriée.
Qualités humaines
De tous les sites disponibles, l'homme préfère les villes.
La ville agglomère des objets et des sujets ordinaires et, ce faisant, elle engendre une dynamique globale plus avantageuse que si ces objets étaient dispersés dans la campagne. Elle met en situation d'alliance, de concurrence ou de conflit des groupes sociaux différents et c'est ce qui fait sa spécificité, son intérêt et son attirance. La ville est inévitable. Qu'est-ce qui fait donc qu'il y a des villes où il fait bon vivre, où il y a une qualité de vie, un « mieux vivre » et d'autres qui sont ternes et tristes.
Beyrouth est un cas à part pour beaucoup de raisons. On constate en effet que malgré un cadre physique rébarbatif fait d'éléments urbanistiques et architecturaux agressifs qui frisent le chaos, un manque d'espaces publics et d'espace verts, on trouve que la ville est très « habitable ». Ce sont probablement des qualités humaines qui en sont la cause : ouverture d'esprit, propension à l'accueil, diversité d'origines de la population, de cultures, d'intérêts et d'activités des habitants qui la rendent attachante. Gageons qu'une amélioration de l'environnement ne lui ferait pas perdre cette précieuse qualité.
L'esthétique ou la beauté de la ville n'est pas à dédaigner. Comment en parler ?
Les œuvres d'art et les villes sont toutes deux faites de main d'homme. Concernant la maîtrise d'œuvre, de l'acte de création proprement dit, il y a une différence fondamentale entre les deux. D'une part, des durées de production différentes et, d'autre part, le fait qu'il s'agit d'individus pour les premières et de sociétés pour les secondes. En matière d'art qu'il s'agisse de peinture, de sculpture ou de toute autre forme d'expression, l'esthétique n'est pas de même nature que celles des villes. S'ajoute pour la ville des éléments qui relèveraient à la fois du mental et du social, puisqu'il s'agit de la faire habiter. Citons pour exemple l'intimité des espaces, ou au contraire leur ouverture, les échappées visuelles, la solennité des compositions etc. On peut donc parler d'urbanisme humain et accueillant par opposition à un urbanisme fait de compositions impersonnelles, froides, tristes et rébarbatives.
Réfugiés dans les étages
Ces considérations générales sur l'esthétique pure n'expliquent qu'en partie la laideur des villes au Liban, Beyrouth en particulier. Le vocabulaire utilisé par les architectes concernés par le beau et le fonctionnel donne plus de précision sur ce chaos.
Du point de vue de la volumétrie, la diversité des formes est excessive, les assemblages des masses, désordonnés au point d'être repoussants. Le rapport entre les parties construites et les vides laissés entre elles est tellement confus qu'il est impossible d'en dégager un quelconque fil conducteur.
Certains bâtiments sont bas, trapus et compacts, d'autres tout proches hauts et élancés. La ligne de crête des constructions est heurtée, hérissée, en zigzag. Il n'y a pas d'espaces libres ou de dégagements entre les constructions et donc pas d'espaces à partager de quelque nature que ce soit. On a l'impression que les habitants, dégoûtés de tout, se sont réfugiés dans les étages et qu'ils appréhendent de se trouver dans la rue à la merci de toutes sortes d'agressions.
Les rues quant à elles n'offrent pas la qualité de vrai alignement des constructions, de vraie régularité volumétrique, de vraie perspective urbaine, ce manque d'ordre est dérangeant.
Une autre lacune et non des moindres est l'absence de végétation. La ville aux façades multicolores, faite de matériaux les plus disparates, se caractérise par une dominante minérale de couleur terne, où aucun élément végétal, aucune coloration de feuillage, ne donne du répit. Un autre aspect contribuant à la tristesse de la ville est le fait que les constructions sont inachevées ou délabrées. Les rues sont peut-être devenues propres aujourd'hui, les immondices accumulées dans les rues résultent d'une crise passagère et peuvent disparaître en un jour, mais l'impression de misère perdure quand même.
Dans ce coup d'œil rapide, nous n'avons pas voulu parler du fonctionnel, c'est-à-dire de l'organisation de l'habitat, des activités et de la circulation parce que finalement ce sont les alignements, les dimensions et la configuration des parcelles et des bâtiments qui donnent forme à la ville, qui la rendent harmonieuse ou au contraire désordonnée comme c'est le cas chez nous.
Dans son ouvrage Règlementation et formes urbaines, Élie el-Achkar a décrit en détail pour Beyrouth le processus de dégradation de l'environnement bâti. Retenons de cette étude qu'elle est due surtout à l'influence des particuliers propriétaires de biens-fonds dans l'élaboration des lois de construction. La Chambre des députés n'est-elle pas faite de propriétaires fonciers dans sa majorité ?
Restons dans la problématique des sites. Mentionnons pour ne rien oublier d'autres sites où se trouve l'homme, et qui sont les sites agricoles ou les sites industriels. Mais en quoi un site fonctionnel pourrait concerner l'environnement ?
En y regardant de plus près, on constate que ses sites sont constitués de terrains de culture ou d'installations spécifiques, ils ne posent pas vraiment problème. Sauf que, rien que pour le parcours du regard, leur dispersion dans le paysage et le fait que des immeubles s'y mêlent, rendent leur typologie confuse. Il est difficile d'affirmer en les observant que tel site est agricole ou tel autre industriel. Ce manque de logique, d'ordre et de clarté n'est pas rassurant. L'environnement paraît précaire, instable et ne donne pas satisfaction. On retrouve donc les mêmes considérations d'esthétique évoquées plus haut pour les sites urbains.
« Rien du tout »
Plus grave est le cas des sites naturels, qui sont les espaces hors des villes qui ne sont ni agricoles ni industriels, mais forment tout simplement le paysage.
Au Liban, on se saurait trop y insister, la loi générale de la construction autorise dans les régions dites « non règlementées » la construction d'immeubles de trois étages. Ceci s'est traduit par la dispersion de l'urbanisation. Le maintien de cette loi jusqu'à ce jour démontre que l'intérêt des particuliers, pour lesquels toute parcelle de terrain doit nécessairement être constructible, même si elle n'a jamais eu cette vocation, prévaut sur l'intérêt public.
Permettre de construire n'importe où affecte gravement la typologie des sites.
On ne sait plus si on se trouve en ville ou à la campagne. Proche de la ville, laissée à elle-même, cette extension sauvage se fait à la manière de la propagation des maladies infectieuses. Plus loin ces morceaux de villes rappellent l'infection ponctuelle des tissus sains. Dans les banlieues comme dans la campagne le manque de planification, de logique, d'ordre et de discipline donne l'impression de maladie incontrôlable.
Une fois de plus il ne s'agit pas de fonctionnement puisque ces magmas urbains et ces structures isolées finissent par fonctionner ou être habités. Ils sont parfois aussi efficaces que les villes planifiées, et cela on a pu l'observer. Mais l'impression de désordre est quand même insupportable. Ergoter, si l'exploitation plane, ou l'exploitation totale, la hauteur de la construction ou les matériaux utilisés sont conformes ou règlementaires, est de l'ineptie, puisque dans un site naturel, c'est « rien du tout » qui devrait être décrété.
Hors des sites à vocation spécifiques, des zones urbaines et des espaces prévus pour leurs extensions on ne serait tolérer ni immeubles, ni petites constructions, ni installations d'aucun type. Rien ne devrait altérer l'intégrité du paysage, des montagnes, des bords de mer et des rivières, des forêts et des formations rocheuses naturelles millénaires.
Avec l'inévitable attirance des villes et l'encombrement visuel qu'elle suppose, le besoin de répit au parcours du regard deviendra de plus en plus impératif. Les lois d'urbanisme devront être modifiées pour en tenir compte.
QUAND IL Y A AUJOURD'HUI SEPT MILLIARDS + DE ROBINSONS ET DE ROBINSOES SUR LA PLANÈTE TERRE... RIEN QU'UN PIPI PAR JOUR DE CHACUN/E... SANS PARLER DE L'ARTILLERIE LOURDE... ET L'EAU DE MER N'EST PLUS EAU DE MER NI CELLE DES FLEUVES ET DES SOURCES EAU DE FLEUVE ET DE SOURCE... LA PLANÈTE EST RÉDUITE PAR L'HOMME AU RÔLE D'UN GIGANTESQUE ÉGOÛT !
20 h 04, le 26 octobre 2015