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Liban - Tribune

De la résilience à la résignation...

Ce mois de mai, le printemps à Beyrouth conjugue les thèmes de la parole et de la mémoire.

• Philippe Jeammet dit, lors de la journée d'étude psychanalytique animée par Mounir Chamoun à la faculté française de médecine : « Si on ne parle pas à un petit enfant pendant un an, il perd la potentialité du langage. » Si des individus, formant société, ne se parlent pas pendant des années, ne perdent-ils pas, eux aussi, la potentialité du langage ? Ceux qui se sont autoproclamés chefs de guerre puis chefs de paix s'adressent des déclarations par médias interposés. Mais se parlent-ils ? En tout cas, ils monopolisent la parole publique, rendant inaudible le discours de la société civile, inlassablement en « attente » de solder les comptes de la guerre, de l'occupation, de la collaboration, des attentats terroristes, de la corruption, du népotisme...

• Dans son roman Anima, Wajdi Mouawad se demande : « Ceux qui ont fait ça (...) qui sont-ils et que sont-ils devenus ? (...) À la fin de la guerre, en 1991, le gouvernement libanais a fait voter une loi d'amnistie qui exempte de toute poursuite judiciaire la plupart des crimes politiques commis pendant la guerre. L'hécatombe est restée impunie. L'amnistie est devenue amnésie.(...) Et l'amnésie, ignorance (...). Tout ça ressurgit maintenant. Une explosion de silence. De plus en plus lourd à porter. Un trou noir. Il absorbe toutes les lumières, il empêche le temps d'avancer, de se déployer (...) »

• Est-ce pour nous doter d'outils de lutte contre ce silence imposé que la Fondation Samir Kassir a organisé la table ronde Healing Memories au campus de l'innovation de l'Université Saint-Joseph, autour de l'expérience de l'Espagne, de l'Irlande et du Chili ? Comment ces pays ont-ils réussi à panser, soigner la mémoire des guerres, dictatures, tortures et liquidations ? En se parlant. En s'écoutant.
Wadad Halwani, à la tête du Mouvement des parents de disparus, continue de se battre pour qu'une loi permette d'établir la vérité. Elle s'insurge contre les célébrations, statufiées, folkloriques, du début de la guerre, de la fin de la guerre... et de l'omniprésence de commémorations en l'absence de mémoire et de souvenir. À ce propos : depuis quand les martyrs tombés il y a quatre-vingt-dix-neuf ans ne sont-ils plus honorés ? Depuis que leur liste s'est allongée : litanie de nouveaux martyres, chantée dans le clip de la Future TV au lendemain de l'assassinat de Rafic Hariri : « Chahid tilwa el-chahid ».

• En témoignant devant le TSL, Walid Joumblatt lutte-t-il contre le « tanassi », ou « la mémoire empêchée » de Paul Ricœur, ou le « refoulement » de Freud ? Sachant que chaque refoulement porte en lui le risque de retour du refoulé, de l' « inquiétante étrangeté ».
Le tribunal est le lieu où se dit la loi, quand la loi du père est déficiente et celle de la cité empêchée. C'est un lieu de parole qui sert à épurer les passions. C'est le rôle de la justice et un lieu de catharsis.

• Les Journées interuniversitaires de psychiatrie (USJ/UL) à Beit el-Tabib ont eu pour thème : « Guerre, terrorisme, trauma ». Il y a été question du syndrome de stress post-traumatique. Et comment le soigner ?
Ferenczi nous a appris que face à l'effet destructeur du trauma, le psychisme adopte des stratégies de survie : sidération de Ia pensée, fragmentation d'une partie du moi, « autoclivage narcissique ». La personne se dédouble : une partie continue de vivre et de se développer, tandis qu'une autre, morte, enkystée, subsiste en état de stagnation, apparemment inactivée, mais prête à se réactiver à la première occasion. « Le trauma reste en souffrance, en attente de remémoration et de représentations auxquelles se relier (...) Ce que vous ne voulez ni ressentir, ni savoir, ni vous rappeler est encore pire que les symptômes dans lesquels vous vous réfugiez. » Combien de générations, depuis 1975, depuis quarante ans, persistent dans la sidération ?
Victimes autant que coupables ?

• Toujours dans Anima, Wajdi Mouawad fait dire à un tortionnaire : « (...) Ass3ab chi houwwé et-tokhbîr (...) raconter, c'est le plus difficile. La guerre, c'est plus facile. Tu tires, tu tues, khalass. Maintenant, tu pourrais être mon fils et tu veux que je te raconte que moi, j'ai... là et là... comme ça et comme ça ? Non... C'est comme un jugement... Le jugement et la peine... Amnistie-amnistie 3emlo amnistie (...) j'aurais préféré le procès, alors moi, j'ai fait mon procès. Tout seul. »

La société libanaise a besoin de soigner son clivage, elle a besoin de réconcilier sa partie qui continue de vivre avec sa partie morte, ses « ombres errantes ». Elle a besoin de soigner autant les bourreaux, les tortionnaires, la partie encore plus malade d'elle-même que les victimes. Elle a besoin de se réapproprier l'histoire de son passé... avant que la société civile ne devienne languissamment léthargique. En attendant qu'un véritable processus de réconciliation s'engage, tous ces lieux de parole évitent au ressort de la résilience de craquer, et de laisser la place à la résignation et à son cortège de dépressions.

Carla YARED
Psychanalyste

Ce mois de mai, le printemps à Beyrouth conjugue les thèmes de la parole et de la mémoire.
• Philippe Jeammet dit, lors de la journée d'étude psychanalytique animée par Mounir Chamoun à la faculté française de médecine : « Si on ne parle pas à un petit enfant pendant un an, il perd la potentialité du langage. » Si des individus, formant société, ne se parlent pas pendant des...

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