Bande de Gaza, été 2014. Le jour se lève sur le village de Juhor al-Dik, pris la veille par l'armée israélienne. Les soldats somnolent encore quand soudain une radio grésille. « Les gars, tous les chars en rang en position de tir vers Bureij. Nous commençons l'engagement. » « Sur quoi allons-nous tirer ? » demande un soldat. « Choisis comme tu le sens », répond le commandant, qui lancera un dernier « Bonjour Bureij ! » avant d'intimer l'ordre de tirer. « 3, 2, 1, feu » : tous les chars visent en même temps le camp de réfugiés de Bureij, de manière aléatoire. Pourtant, personne n'avait tiré sur l'armée israélienne, « ni avant, ni après, ni pendant ».
La scène se déroule pendant la guerre de Gaza et est racontée par un sergent de l'armée israélienne dans un témoignage anonyme publié le 4 mai parmi des dizaines d'autres. Des révélations édifiantes de l'ONG israélienne Breaking the silence qui dévoilent pour la première fois la doctrine militaire menée lors de l'opération dans l'enclave palestinienne. Des révélations qui surviennent moins de trois mois après que l'Onu a accepté la demande de candidature de la Palestine à la Cour pénale internationale.
« Les règles d'engagement étaient : ouvrez le feu, ouvrez le feu partout (...) L'hypothèse étant que dès le moment où nous entrions [dans la bande de Gaza], quiconque osait sortir la tête était un terroriste », raconte un soldat déployé dans le nord et qui explique que les autorisations pour pouvoir ouvrir le feu étaient de plus en plus faciles à obtenir au fur et a mesure que les jours passaient. « Les ordres étaient de tirer pour tuer, même si la personne n'était pas identifiée », confirme un autre soldat à l'ONG.
« Nous pouvions tirer partout, pratiquement librement », explique pour sa part un sergent déployé dans la région de Deir al-Balah. « Parfois, nous nous disions : tirons là-bas, au pire ils nous demanderont ce que nous visions, et nous expliquerons que c'était un endroit sur lequel nous avions des doutes (...) Apres être entrés [dans Gaza], personne ne se souciait vraiment des instructions de toute façon. Chaque commandant de char et même les simples soldats savaient que si quelque chose ne se passait pas bien, ils pouvaient dire qu'ils avaient vu quelque chose de suspicieux. Ils sont protégés, jamais ils ne seront jugés. »
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Lacunes béantes
L'offensive à Gaza, qui a entraîné la mort de près de 2 100 Palestiniens entre le 8 juillet et le 26 août 2014, avait soulevé une vague d'indignation internationale sur la condition des civils pris en étau entre l'armée israélienne, accusée de tirs indiscriminés, et le Hamas, soupçonné d'utiliser la population comme d'un « bouclier humain ».
Mais alors que plusieurs enquêtes internationales ont été lancées sur cette guerre, jamais rapports aussi accablants n'avaient été publiés. Si la Convention de Genève stipule qu'un soin constant doit être pris pour épargner les populations civiles et leurs biens, les témoignages démontrent que le principe militaire du « risque minimum pour nos forces, même au risque de nuire à des civils innocents » s'appliquait à chaque instant.
« L'idée c'était : si tu vois quelque chose, tire », explique un sergent. « Si vous tuez quelqu'un à Gaza, c'est cool, ce n'est pas grave. Premièrement, parce que c'est Gaza. Deuxièmement, parce que c'est la guerre. »
Et les témoignages sur la « stérilisation » des zones d'opérations se succèdent. Il y a d'abord ce vieil homme de « 60 ou 70 ans », soupçonné d'être une menace, et qui, « se tordant de douleur », sera achevé avec un bulldozer qui le recouvrira de décombres pour « mettre un terme à ses souffrances ». Il y a aussi ces deux femmes, abattues parce que l'une était au téléphone, et qui, après vérification, n'étaient pas armées. Ce qui n'empêcha pas de les répertorier comme terroristes. « Nous leur avons tiré dessus, c'était donc forcement des terroristes », raconte un soldat.
Les rapports remettent également en cause la fameuse politique du « knocking at the roof». Ces tirs d'avertissement de l'armée israélienne précédaient parfois de quelques dizaines de secondes seulement le bombardement d'un bâtiment. « Le problème avec ce genre de chose, c'est qu'il y a toujours la possibilité qu'un vieil homme ne puisse pas sortir », ajoute un officier.
« Les témoignages comblent les lacunes béantes entre, d'une part, ce que l'armée israélienne et les porte-parole du gouvernement ont déclaré au public sur les scénarios de combat, et, d'autre part, la réalité décrite par les soldats qui ont participé à l'opération », estime l'ONG Breaking the silence.
Si cette organisation n'utilise jamais l'expression « crimes de guerre », elle estime néanmoins que ces témoignages jettent « de graves doutes sur l'éthique de l'armée israélienne », et appelle à une enquête honnête et indépendante sur la façon dont les forces de l'armée israélienne ont été utilisées lors de l'opération « Bordure protectrice ».
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16 h 07, le 05 mai 2015