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Moyen Orient et Monde

Japon : l’albatros constitutionnel

Le Premier ministre Shinzo Abe. Kirill Kudryavtsev/AFP/Getty Images

À l'approche du soixante-dixième anniversaire de la défaite du Japon à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, les discussions s'animent, et les lamentations pleuvent, au sujet de la résurgence des querelles historiques en Asie de l'Est. Mais les récentes tensions dans la région reflètent en partie un manque de progrès dans un tout autre domaine, souvent délaissé : la réforme institutionnelle du Japon. Car malgré l'impuissance si ouvertement soulignée par la décapitation de deux otages japonais par l'État islamique, le Japon n'a adopté aucun des amendements à la Constitution de paix imposés par les forces américaines d'occupation en 1947.
À première vue, cela n'a rien de véritablement surprenant. Car la Constitution a servi un objectif important : le Japon ne constituant plus dorénavant une menace militaire, il a échappé à l'occupation étrangère, ce qui lui a permis de poursuivre sa reconstruction et sa démocratisation. Et pourtant : l'Allemagne avait adopté une Constitution approuvée par les Alliés dans des circonstances comparables en 1949, une Constitution qui a depuis subi des douzaines d'amendements.
De plus, alors que la Constitution de l'Allemagne, ou Loi fondamentale, autorise l'usage de la force dans les cas de légitime défense ou dans le cadre d'un accord de sécurité collectif, la Constitution japonaise stipulait un abandon total et définitif de « l'usage de la menace ou de la force comme moyen de résolution des disputes internationales. » Le Japon est le seul pays au monde contraint par de telles restrictions, imposées non seulement pour étouffer un éventuel renouveau militariste, mais aussi afin de punir le Japon pour sa politique durant la guerre, et il est irréaliste de continuer à les respecter.
C'est pourquoi le Premier ministre Shinzo Abe a fait de la réforme constitutionnelle une forte priorité. Ayant renforcé son autorité à la suite des élections législatives anticipées de décembre dernier, dont les résultats ont donné une victoire décisive à son Parti libéral démocrate, Abe est déterminé à poursuivre son objectif de construire un Japon plus fort et plus compétitif, un Japon susceptible de faire face à une Chine de plus en plus pressante.
L'effort d'Abe pour « normaliser » la posture stratégique du Japon a débuté par une réinterprétation de l'article 9 de la Constitution visant à autoriser désormais le pays à participer à une action de « légitime défense collective ». Le gouvernement japonais a approuvé cette modification l'été dernier, avec le soutien des États-Unis. Avec la tentative opérée par l'État islamique de monnayer la vie de deux otages japonais, le décret pour adopter cet amendement réinterprétatif doit maintenant être soumis à la Diète.
Pourtant, cette réinterprétation a soulevé quelques résistances tant auprès des Japonais qu'à l'étranger. Les Chinois, en particulier, ont exprimé des inquiétudes sur la réémergence potentielle d'un militarisme japonais, même s'ils négligent de mentionner que c'est l'agitation militaire de la Chine qui a conduit le gouvernement japonais à réévaluer sa politique nationale de défense.
En fait, cette réinterprétation n'est rien de plus qu'un réajustement : les forces japonaises peuvent désormais protéger un navire de guerre américain qui défendrait le Japon, mais il leur est encore interdit d'initier des attaques offensives ou de participer à des opérations militaires multilatérales. Dans la mesure où la Charte des Nations unies reconnaît la légitime défense individuelle et collective comme un « droit inhérent » des pays souverains, cette modification ne devrait pas créer de controverse.
Mais des obstacles significatifs continuent de bloquer l'avancement de la réforme constitutionnelle. Les amendements requièrent une majorité des deux tiers dans les deux Chambres de la Diète, et une majorité dans le cadre d'un référendum populaire, ce qui signifie que la Constitution japonaise est l'une des plus difficiles au monde à réviser. Pour faciliter ses ambitions, Abe espère ramener le vote à une majorité simple dans les deux Chambres et éliminer l'obligation d'un référendum populaire.
La résistance populaire au changement devrait compliquer la tâche de Abe. Si la plupart des citoyens des démocraties considèrent leurs Constitutions comme des ouvrages en constante évolution, l'Inde par exemple a amendé sa Constitution 99 fois depuis 1950, les Japonais considèrent leur Constitution comme sacro-sainte. En conséquence, plutôt que d'œuvrer pour que la Constitution soit le reflet des développements sociaux, technologiques, économiques et même idéologiques de leur société, ils soutiennent avec force ses provisions précises, comme les fondamentalistes religieux défendent une lecture littérale des Écritures.
En outre, le pacifisme est profondément ancré dans la psychologie japonaise, même chez la jeune génération, et ce principalement du fait de l'héritage douloureux du militarisme japonais de l'entre-deux-guerres. Un sondage mené par le World Values Survey l'année dernière révélait que seuls 15,3 % des Japonais, comparés à 74,2 % des Chinois et à 57,7 % des Américains, seraient prêts à défendre leur pays, soit le taux le plus faible au monde. À peine 9,5 % des Japonais âgés de moins de 30 ans se sont déclarés prêts à prendre les armes.
Compte tenu d'une telle opposition, une révision de l'article 9, plutôt qu'une simple réinterprétation, ne paraît pas envisageable, surtout tant que le parti Komeito, ouvertement pacifiste, restera dans la coalition actuellement au pouvoir. Même si Abe parvient à assouplir les exigences de l'amendement, en dépit de la probabilité d'un désaveu populaire dans le cadre d'un référendum, il devra probablement laisser à son successeur le soin de faire aboutir ce projet.
Mais un facteur pourrait propulser la cause d'Abe de manière considérable. Un soutien américain explicite à la réforme constitutionnelle du Japon pourrait non seulement émousser les critiques chinoises, mais pourrait aussi rassurer de nombreux Japonais sur le fait qu'une révision de l'article 9 ne se résumerait pas au rejet de l'ordre instauré après la guerre que les Américains avaient contribué à établir au Japon.
Une telle démarche servirait aussi les intérêts sécuritaires des États-Unis. Un Japon plus confiant et plus sûr serait mieux à même de limiter l'ascendance de la Chine dans la région du Pacifique Ouest, et permettrait l'avancement du principal objectif de la politique américaine visant à assurer un juste équilibre des pouvoirs en Asie. Aucun autre pays de la région ne saurait représenter un contrepoids crédible vis-à-vis de la Chine.
Le Japon aujourd'hui, une démocratie libérale qui n'a pas tiré un seul coup de feu contre un adversaire extérieur depuis près de soixante-dix ans, est très différent du Japon de 1947. Sa Constitution devrait le refléter.

Traduit de l'anglais par Frédérique Destribats.
© Project Syndicate, 2015.

À l'approche du soixante-dixième anniversaire de la défaite du Japon à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, les discussions s'animent, et les lamentations pleuvent, au sujet de la résurgence des querelles historiques en Asie de l'Est. Mais les récentes tensions dans la région reflètent en partie un manque de progrès dans un tout autre domaine, souvent délaissé : la...

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