Je crois déjà percevoir les réactions d'irritation, d'incrédulité, de dédain, d'exaspération, les sourires narquois, l'indifférence de ceux qui me feront l'amitié de lire les quelques lignes qui vont suivre.
Pardonnez mes doutes et peut-être aussi mes soupçons, ils sont hélas nombreux et n'ont pas cessé de m'interpeller depuis que le phénomène Daech est apparu sans crier gare. Plus intrigante a été la façon dont ce mouvement est né et s'est propulsé aussi rapidement sur une partie de la scène régionale. Pire encore, le temps mis par la communauté internationale à réagir et à condamner l'annexion par ce mouvement d'énormes surfaces territoriales, entraînant dans la foulée des transferts de populations entières et des drames humanitaires insensés. Une action qui ressemble à des « razzias » moyenâgeuses, plutôt qu'à des guerres hautement technologiques. Et pour consacrer ce grand mensonge des temps modernes, l'appel à la mobilisation générale du « Big Boss », soutenu par un bouquet d'États ayant des intérêts dans la région et de leurs alliés sur le terrain, pour participer à un simulacre de concertations et distribuer les rôles avant d'engager une bataille internationale visant à « éradiquer » ce danger terroriste sans frontières qui risque de changer la face du monde libre et démocratique. Quel sacré bazar !
Mais pourquoi tant de sarcasme, d'ironie et de méfiance, me diriez-vous, à l'égard d'une si « noble » entreprise : la reconquête d'un califat que l'histoire avait depuis si longtemps ignoré ?
Tout d'abord parce que l'action de Daech a ressemblé à un véritable tsunami, déclenché de façon inattendue et qui a occasionné en très peu de temps de très grands bouleversements. Qui plus est, l'organisation s'est attaquée à une aire géographique déterminée se trouvant aux confins de trois États de la région, l'a annexée, y a tracé de nouvelles frontières et lui a donné ensuite une identité spécifique, à savoir : le « Sunnistan ». Ainsi, et comme par le plus grand des hasards, elle a aussi contribué au démantèlement des États-nations de la région et a participé au tracé d'une géographie communautaire généralisée, commencée à l'occasion de la guerre d'Irak, poursuivie à travers la guerre de Syrie et diffusée par des opérations ponctuelles, tant au Yémen, que dans les pays du Golfe où même en Arabie saoudite (de façon discrète). Pour faire avaler cette initiative qualifiée de folle aux yeux du monde et lui permettre de mieux asseoir les futurs objectifs géostratégiques des grands décideurs, il a fallu en faire un projet démoniaque. Pour ce faire, les médias du monde se sont relayés pour présenter sur leurs écrans des scènes d'horreur entreprises par les combattants de Daech à l'égard des populations chassées, des militaires ennemis assassinés, des journalistes étrangers décapités et bien d'autres exactions considérées, pour le moins qu'on puisse dire, comme des crimes contre l'humanité. C'étaient là des indicateurs forts pour bien faire comprendre aux masses régionales et aux instances internationales que l'avenir sociopolitique de l'Orient se construira uniquement autour des blocs et des structures communautaires qui le composent.
Cette irruption de Daech sur la scène régionale ressemble donc davantage à une nouvelle étape de la guerre israélo-palestinienne et israélo-arabe. Le scénario imaginé s'intègre en effet étonnamment bien avec le parcours entrepris à ce jour, visant à déplacer certaines populations, riveraines d'Israël, à les recomposer et à les installer bon gré mal gré sur d'autres territoires que les siennes. C'est là un nouvel épisode du long cheminement commencé après 1948 et programmé par Israël. Largement soutenu par son parrain indéfectible, les E.U., il s'est attelé, cyniquement et systématiquement, à redessiner un environnement oriental plus homogénéisé et un espace économique permettant, grâce au rééquilibrage des forces communautaires régionales et à la redistribution de leurs richesses, l'implantation définitive et sécurisée d'Israël dans un cadre géopolitique entièrement balisé.
Mais Daech ne sonne-t-il pas maintenant le glas de ceux qui l'ont nourri et lui ont permis de réussir les objectifs qui lui étaient impartis par ses concepteurs ? Ne peut-on pas par ailleurs considérer que ce mouvement a servi de trompe-l'œil pour masquer aussi d'autres buts encore cachés à ce jour et qui pourraient apparaître ultérieurement ? En reprenant en effet le processus suivi depuis le début de cette dramatique aventure, il y a plus de soixante-cinq ans, on ne peut pas ne pas noter que toutes les personnes physiques et morales qui y ont été mêlées, activement ou passivement, directement ou indirectement, ont disparu les unes après les autres après avoir accompli le «cahier de charges» qui leur incombait. Est-ce à dire que les Libanais verront enfin tomber des têtes, parmi celles qui leur ont empoisonné la vie depuis plusieurs décennies, détruit leur pays, neutralisé leur État, saboté leurs institutions et assassiné leurs principaux leaders? Est-ce qu'eux-mêmes retrouveront, après tous ces changements régionaux, la sérénité et la stabilité grâce à la formule constitutionnelle exemplaire et unique du vivre ensemble intercommunautaire et multiculturel qui a régi leur existence et consolidé leur entité nationale depuis
l'indépendance ?
Le temps n'est-il pas venu aussi pour que, après tous les drames qui accompagnent la naissance du nouvel ordre régional en cours et les sacrifices continus subis par le pays du Cèdre en lieux et places des divers autres régimes frères, ce dernier s'achemine enfin vers un statut de neutralité, seul garant de sa souveraineté, de sa sécurité et de sa stabilité ?
Salim F. DAHDAH