Rechercher
Rechercher

En Égypte, hier ne peut pas être demain - Présidentielle

En Égypte, hier ne peut pas être demain

La période actuelle correspond à un processus révolutionnaire qui devrait encore proposer de nombreux rebondissements.

Le président égyptien Abdel-Fattah al-Sissi au moment de la cérémonie d’investiture. Photo AFP

Si l'élection du nouveau raïs égyptien, le maréchal Abdel-Fattah al-Sissi, avec 96 % des voix ne constitue pas en soi une nouveauté dans le monde arabe, elle semble comporter une symbolique majeure trois ans après le début des révoltes populaires en Égypte et dans d'autres pays de la région. En effet, celle-ci doit être replacée dans un contexte de désenchantement général qui fait suite aux évolutions alarmantes dans tous ces pays, Libye, Syrie, Yémen en tête, à l'exception peut-être du cas tunisien. L'élection de M. Sissi, un militaire sans véritable programme politique, amène logiquement à s'interroger sur les rebondissements des trois années révolutionnaires qu'a connues l'Égypte depuis la chute de Hosni Moubarak.

Assiste-t-on désormais à la fermeture de la parenthèse révolutionnaire ? Comment expliquer le phénomène Sissi et coïncide-t-il avec la fin des Frères musulmans ?

Dans le but d'obtenir des réponses plus claires à ces questions, L'Orient-Le Jour a interrogé Stéphane Lacroix, Sarah Ben Néfissa et Karim Émile Bitar.

 

Selon ce dernier, directeur de recherche à l'IRIS, spécialiste du Proche et du Moyen-Orient et des questions sociétales relatives au monde arabe, « le véritable engouement pour le maréchal Sissi » s'explique notamment « par une aspiration à la loi et l'ordre, et une soif d'autorité après les convulsions postrévolutionnaires ». En effet, Stéphane Lacroix confirme cette impression en expliquant qu'une partie du peuple soutient Sissi et l'armée car il symbolise « l'homme providentiel » capable de ramener l'ordre en Égypte. Selon Sarah Ben Néfissa, sociologue, politologue, chargée de recherche à l'Institut de recherche pour le développement, cette aspiration à l'ordre est la conséquence directe d'un « processus de transition chaotique depuis le départ de Moubarak ». La victoire de Sissi exprimerait non seulement un « désaveu populaire contre les Frères musulmans », mais aussi une demande grandissante d'un retour de l'État fort. À vrai dire, le retour du mythe de « l'homme fort » n'est pas une spécificité égyptienne mais « une tendance mondiale qu'on voit en Russie, en Inde, en Chine, et chez les droites radicales européennes et américaine, et qui profite, dans le monde arabe, aussi bien à Bachar el-Assad qu'à Sissi et à Haftar en Libye », précise Karim Émile Bitar. Le cas de Sissi reste tout de même spécifique puisque son absence de programme politique a favorisé le façonnement de son image de neutralité et « contribué à faire de lui un test de Rorschach politique : chacun projette sur lui ce qu'il a envie de voir : les uns le perçoivent comme un nouveau Nasser, les autres comme un nouveau Sadate », explique Karim Émile Bitar.

 

« Sissi n'a pas compris la leçon du printemps arabe... »
La victoire de Sissi est-elle alors celle de l'ordre contre la démocratie, débat ancré depuis des décennies déjà dans le monde arabe ? Les propos de M. Sissi déclarant que l'Égypte ne serait pas prête pour la vraie démocratie avant au moins 25 ans viennent renfoncer ce sentiment de façon troublante. En effet, ils participent à « consolider le mythe de l'exceptionnalisme arabe », selon Karim Émile Bitar, c'est-à-dire l'idée selon laquelle il existerait une incompatibilité essentielle entre les principes démocratiques et la culture du monde arabo-musulman. Pourtant, « ce mythe a été complètement détruit par les révolutions arabes », explique Stéphane Lacroix. D'après lui, la conscience politique qui s'est éveillée parmi la population égyptienne ne peut plus s'éteindre, et la réflexion de M.Sissi s'apparente à un « retour en arrière impensable en 2014 ».

Les jeunes aspirent désormais à la démocratie et réclament la justice sociale, et ces principes ne peuvent plus être sacrifiés sur l'autel de la stabilité économique et politique comme pendant les décennies 1990 et 2000 selon Stéphane Lacroix. « Sissi n'a pas compris la grande leçon du "printemps arabe", c'est-à-dire le refus par les nouvelles générations de ce trade-off entre la stabilité et la démocratie », soutient pour sa part Karim Émile Bitar. Pour Sarah Ben Néfissa, « les Égyptiens se sont politisés et sont moins "dupes" que ce l'on croie ». « Les Égyptiens expérimentent leur "pouvoir" après le 25 janvier 2011 soit par la rue, soit par les urnes », précise-t-elle. Les deux expériences relèvent-t-elles du même rapport à la démocratie? Stéphane Lacroix considère que le fait que les partisans de Sissi s'appuient sur l'ampleur des manifestations pour justifier sa légitimité à exercer le pouvoir constitue un risque majeur de déstabilisation auquel il s'expose lui même. En effet, le risque de revoir le même type de manifestation contre M.Sissi est très probable, et « même les partisans de Sissi en ont pris conscience », précise-t-il.

 

(Pour mémoire : Sissi demande aux Égyptiens de faire du vélo...pour aider l'Etat)

 

Les Frères musulmans hors du jeu poltique « pour longtemps »
De ce fait, le discours de Sissi peut apparaître extrêmement séduisant dans une période de forte instabilité renforcée par la crainte des Frères musulmans suite à leur autogestion du pouvoir pendant la période de Morsi. Mais la répression exercée à leur encontre par le régime de Sissi pendant la période qui a suivi le coup d'État contre Morsi « porte en elle les germes de l'instabilité de demain », d'après Karim Émile Bitar. « Le régime est allé tellement loin dans la répression que plus aucune réconciliation nationale ne semble possible », explique Stéphane Lacroix. En effet, l'Égypte compte 25 000 prisonniers politiques et presque tous les cadres des Frères musulmans ont été emprisonnés à la suite du procès expéditif. La répression est bien pire qu'au temps de Moubarak », témoigne Stéphane Lacroix.


Comment expliquer cette chute invraisemblable des Frères musulmans qui sont passés de l'exercice du pouvoir à la prison en moins d'un an ? Peuvent-ils faire office d'opposition ou est-ce bien la fin de ce mouvement créé en 1928 par Hassan al-Banna. Sarah Ben Néfissa présente la situation en ces termes : « Ce qui arrive aux Frères musulmans égyptiens est terrible, surtout après avoir été les dirigeants du pays pendant une année. Il semble que pour le moment, ils soient obligés d'emprunter la voie de la dissimulation. Ils n'ont pas su apprécier l'état du rapport de force entre eux et les autres », précise-t-elle. D'après Karim Émile Bitar, « la polarisation va s'accentuer encore plus et l'on pourrait voir les Frères musulmans se remobiliser et se radicaliser face à ce qu'ils perçoivent comme une série de provocations ». Les évènements actuels excluent toute possibilité de voir les Ikhwane participer au jeu politique, d'autant plus que Sissi est très ouvertement « encouragé par l'Arabie saoudite » dans cette chasse aux sorcières, précise M. Lacroix. « Les Frères musulmans mettront des années, voire des décennies, pour revenir sur la scène politique », considère Sarah Ben Néfissa.

 

(Pour mémoire : Une première en Egypte : 13 hommes jugés pour viol en réunion)

 

Salafisation ?
Cela dit, les trois chercheurs tombent d'accord sur le fait que la confrérie ne va pas disparaître. Cette perception s'appuie sur le fait que les Frères ont une grande expérience de la dissimulation et que la répression actuelle pourrait leur servir à l'avenir. Celle-ci les place dans une position où ils se nourrissent de la haine à leur égard, ce qui devrait les amener à se radicaliser comme au temps de sayyid Qutb, explique M. Bitar. « On pourrait assiser à une salafisation d'une partie des Frères, qui vont se demander si jouer le jeu démocratique n'aura pas été une erreur », précise-t-il. « Il leur faudra faire le bilan de la période écoulée et tirer les leçons du fiasco de Morsi », ajoute-t-il.


Le revirement politique des Égyptiens qui semble presque schizophrénique s'explique notamment par l'incapacité des Frères à adopter une culture de parti politique et de gouvernant. Leur tentative de gérer l'État de la même manière que la confrérie a provoqué une grande hostilité à leur égard. Toutefois, le fait qu'ils n'aient pas était vaincus par les urnes contribue à leur « offrir une légende qu'ils vont se passer de génération en génération », explique M. Bitar. « On a fait naître toute une "martyrologie Frères" », selon lui. En ce sens, l'islam politique survivra à la période actuelle, d'autant plus que les jeunes Frères souhaitent une « restructuration organisationnelle », explique M. Lacroix


Enfin, les trois auteurs s'accordent sur le fait que la période actuelle n'est pas synonyme d'un véritable retour en arrière, impossible selon eux, et que le processus révolutionnaire est toujours bien en cours. Celui-ci peut être très long et s'accompagner d'une période de fluidité politique dans laquelle les renversements de situation sont fréquents comme dans n'importe quel processus révolutionnaire. « Cette population s'est politisée à une vitesse grand V, et tel est le plus important acquis de la révolution du 25 janvier et des 3 dernières années », témoigne Sarah Ben Néfissa.


Le silence des Occidentaux face aux atteintes actuelles contre les droits de l'homme risque, à terme, de les placer dans une position extrêmement délicate en renforçant l'hostilité d'une partie du monde arabe à leur égard. Le processus révolutionnaire ne pourra être définitivement terminé qu'au moment où les États arabes arriveront à se défaire de la culture politique et sociale propre aux anciens régimes . Assurément, en Égypte, hier ne peut plus être demain.

Si l'élection du nouveau raïs égyptien, le maréchal Abdel-Fattah al-Sissi, avec 96 % des voix ne constitue pas en soi une nouveauté dans le monde arabe, elle semble comporter une symbolique majeure trois ans après le début des révoltes populaires en Égypte et dans d'autres pays de la région. En effet, celle-ci doit être replacée dans un contexte de désenchantement général qui fait...