Qui aurait donné cher du Grand Liban, en l'an de grâce 1920, quand il fut proclamé dans ses frontières élargies par le général Gouraud Si les populations chrétiennes s'étaient grosso modo enthousiasmées pour le nouveau statut, les populations musulmanes étaient réservées sinon franchement hostiles au découpage opéré par la puissance mandataire. Les unionistes rêvaient de rattachement à la Syrie au moment même où les indépendantistes célébraient l'avènement d'une ère porteuse pour eux d'espoir insoupçonné. Les premiers (les arabistes) adoptèrent vis-à-vis de la nouvelle entité, portée sur les fonds baptismaux par la France, ce qu'on appelle une « implication de retrait ». Ceux de Tripoli et de Saïda, pour ne citer qu'eux, ne se sentaient pas concernés par le fait accompli, rêvaient d'horizons plus larges et attendaient leur heure. En revanche, les libanistes avaient pris acte de la nouvelle donne et s'y étaient impliqués de manière fusionnelle ; leur
Liban relevait de l'ordre affectif et messianique. Bref chaque communauté restait otage de son histoire propre, de sa mythologie irréductible à celle de ses autres concitoyens, et surtout de ses slogans identitaires.
En gros, le cèdre qui figurait sur le drapeau ne constituait pas un vecteur de ralliement commun et la symbolique de la Montagne qui s'imposait dans l'espace public ne faisait qu'exacerber les divisions communautaires. Vu ces antagonismes, il y avait fort à parier que les deux négations ne feraient pas une nation. On ne l'a que trop dit, notre pays, si minuscule soit-il, était un lit pour deux rêves. Car chaque groupe y allait de son imaginaire spécifique, alors que le propre de l'imaginaire d'une nation est d'intégrer les citoyens autour d'un même projet.
Nos diverses communautés, pratiquant la stricte endogamie, ont vécu de manière juxtaposée, sans mélanger leur sang, ce qui ne les empêcha pas de répéter, à partir d'un certain moment de l'histoire commune, que nous étions les constituants d'un modèle spécifique de cohabitation (ta'ayouch) et qu'il était à notre honneur. Et de fait, nos querelles civiles ressemblaient à des scènes de ménage d'un vieux couple qui croyait avoir créé une culture commune alors que chaque conjoint restait un pur produit de sa sous-culture d'origine et demeurait aux yeux de l'autre un être hostile passible des pires exclusions à chaque flambée de violence.
Et la pérennité du couple était toujours mise en cause en cas de crise régionale, quand chaque conjoint fait mine de rentrer chez sa mère, ce qui amenait des interventions arabes ou internationales sur la scène domestique pour procéder à des arbitrages ou à des médiations. Les conjoints se retrouvaient soudain des étrangers l'un à l'autre, et ce sont les voisins, la belle-famille ou alors les flottes étrangères qui rappelaient au couple déchiré l'intérêt qu'ils avaient à se rabibocher.
Et pourtant le Liban s'est constitué de bric et de broc, même si pas nécessairement sous forme de nation. Et qu'importe s'il a passé le test de viabilité avec juste une mention passable due à l'indulgence du jury ! Disons-le, notre pays a perduré à notre insu parce qu'il fut une success story jusqu'en 1975, et peut-être quelque temps après. Les intellectuels arabes, les réfugiés politiques et les adeptes de la libre entreprise s'y retrouvaient pour y célébrer un parfum de liberté d'expression, si relative soit-elle, et un libéralisme économique gage d'initiative, d'innovation et de pluralisme politique !
Le Liban s'est curieusement fait aux yeux des Arabes avant que de se faire aux yeux de ses propres nationaux dont beaucoup rêvaient d'unionisme ou de partition. Aussi notre spécificité n'existerait-elle que dans les yeux des autres, ceux qui nous regardent avec envie ou ceux qui ont intérêt à nous voir rafistoler les choses.
L'actuel ambassadeur saoudien répète, à qui veut l'entendre, combien les
indigènes de ce pays ont créé un microclimat qu'on ne retrouve nulle part ailleurs, et certainement pas dans son royaume. À l'époque de la mainmise syrienne, les dirigeants baassistes ont laissé le modèle se perpétuer sans procéder à un anschluss. Ils ont procédé avec tact de crainte de tuer la poule aux œufs d'or ou comme s'ils portaient aux yeux du monde la responsabilité morale de conserver notre pays intact dans sa singularité. Remontons plus loin, au déclenchement de la guerre civile en 1975 où, pour le croire, il fallait écouter les propos des chefs de la résistance palestinienne qui n'arrêtaient pas de proclamer haut et fort : « Hafizou aala loubnan » ! Les fedayin poussaient le cynisme jusqu'à demander à leurs sbires de préserver un Liban dont eux-mêmes sapaient au quotidien l'autorité et la souveraineté.
En somme, le Liban passe pour un pays aux yeux des autres...
Youssef MOUAWAD
commentaires (6)
CORRECTION ! Merci : "qu'ils avaient eu envie de s’étreindre, d’avoir la larme à l’œil et même sur la bouche de s’embrasser ?".
ANTOINE-SERGE KARAMAOUN
14 h 59, le 27 avril 2014