C'est à bord d'un avion privé affrété par le chef du courant du Futur, le député et ancien Premier ministre Saad Hariri, qu'un groupe de parents des victimes et des figures visées par les attentats perpétrés depuis l'assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005 (ainsi qu'un groupe de journalistes de la presse écrite et audiovisuelle), a fait le vol direct Beyrouth-La Haye hier, à la recherche de cette justice insaisissable et pourtant immanente qu'ils recherchent désespérément depuis bientôt dix ans.
À la veille de l'ouverture des travaux du Tribunal spécial pour le Liban, prévue ce matin, à Leidschendam, cette présence est un acte de foi dans l'immanence, la prestance et la noblesse de la justice, en dépit de la barbarie qui continue de sévir au Liban à travers les assassinats de personnalités politiques. Point de désespoir ou d'amertume quant à l'avènement de cette justice tant attendue ; mais au contraire de la combativité, de la détermination et beaucoup d'espoir. C'est dire si, finalement, les tueurs, malgré leur laminage systématique, et malgré la guerre psychologique sans merci menée pour entamer la crédibilité du TSL et abattre le moral de tout un camp politique, ont lamentablement échoué dans leur entreprise.
Point de désespoir ainsi chez May Chidiac, qui porte pourtant dans sa chair de terribles stigmates, et, au cœur, une douleur qu'aucun esprit ne peut comprendre. Pourtant, sa voix tonitruante, teintée de pugnacité, s'élève naturellement dans le brouhaha de la salle d'attente, avant le décollage de l'avion. Rien ne semble abattre May Chidiac : ni les souffrances physiques ni la douleur morale, et encore moins l'incessante campagne haineuse dont elle est victime. La journaliste paraît poussée par une force invisible, qui n'est pourtant pas l'énergie du désespoir, mais une foi que l'heure H de la vérité est enfin venue, que l'ère de la justice, de la reddition de comptes et de la fin de l'impunité commence enfin. May Chidiac est rayonnante comme un papillon qui va enfin entrer dans la lumière ; non pas pour se brûler, mais pour que sa splendeur recouvre ses mille feux après des années de ténèbres.
Tout aussi rayonnante et forte est Gisèle Khoury, la veuve de l'historien et journaliste Samir Kassir. Le même espoir formidable l'habite : celui de voir enfin le système criminel, inlassablement dénoncé par son mari au fil des ans, démantelé, progressivement. Pour la journaliste, l'avènement du TSL, c'est un peu, pour le Moyen-Orient, comme la chute du mur de Berlin. L'espoir que la Stasi va enfin s'effondrer commence enfin à prendre forme. La comparaison avec le film allemand La Vie des autres vient tout naturellement à l'esprit.
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La banalisation de la violence et du crime
Quelque part, aussi, le TSL demeure une lueur de retour au rationalisme et à l'exigence de justice internationale après le déluge impuni de barbarie perpétré depuis 2011 par le régime de Bachar el-Assad et ses acolytes en Syrie. La banalisation de la violence est en effet telle que les catégories morales conceptuelles héritées de la Seconde Guerre mondiale se sont toutes effondrées. C'est dans ce néant innommable, doublé d'une véritable crise de l'Occident dans sa vision de lui-même comme garant d'un ordre mondial meilleur fondé sur la liberté et la finalité de la personne humaine, qu'Assad perpétue ses crimes en toute impunité, dans un mutisme affolant et une banalisation sans pareil du crime. C'est probablement aussi ainsi que Samir Kassir aurait lu l'avènement de la justice.
C'est ce retour à un ordre, à un certain système de valeurs qui a incité l'architecte Toufic Ghanem, fils du député assassiné Antoine Ghanem, à se rendre aujourd'hui à La Haye pour assister à la séance d'ouverture du TSL. Toufic Ghanem veut croire de toutes ses forces qu'un monde meilleur est effectivement possible et qu'un retour à l'ordre après tant d'années sombres et tant de souffrances est encore réalisable. La pierre angulaire de ce retour s'appelle pour lui la justice internationale, le TSL. Sinon la pierre philosophale, celle qui va enfin repousser le chaos et changer les ténèbres en lumières.
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Mais la force de l'espoir stoïque, qui masque la souffrance la plus atroce, elle se lit chez les parents de Wissam Eid. Revêtus de la plus grande, de la plus belle des dignités, le père et la mère du jeune officier des FSI assassiné ont fait le voyage ensemble. Ils ne viennent pas uniquement pour la justice, encore moins pour la vengeance. Ils viennent assister, en mémoire de leur fils, à ce qui sera pour toujours son legs historique pour le Liban et les Libanais : sa contribution déterminante à l'enquête et à l'établissement de la justice et de la fin de l'impunité au pays du Cèdre. À ce prix, la mère de Wissam Eid accepte presque son sacrifice. Aussi, raconte-t-elle les yeux clairs d'un bleu troublant de pureté, qu'elle le savait déjà mort avant même qu'il ne soit assassiné ; ou encore comment c'est à travers un songe qu'elle a compris que son fils allait mourir, qu'il devait mourir. C'est comme si, intuitivement, elle avait saisi l'immense fonction symbolique de son sacrifice.
Certes, le spectre d'un accord politique sur le gouvernement entre le 14 Mars et le 8 Mars laissait planer hier, tout le long du vol, une certaine atmosphère pesante sur des individus qui en ont ras-le-bol de se faire liquider comme des agneaux devant les yeux d'une communauté internationale jusque-là impavide et malade de sa vocation historique, au Liban comme en Syrie depuis quatre décennies. Cependant, inéluctablement, tous veulent croire au Tribunal. Celui qui viendrait enfin introduire une rupture dans le temps de la barbarie impunie et introduire, ce faisant, une nouvelle séquence temporelle, celle de la possibilité, tant rêvée et attendue, d'un État de droit.
Repère
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Pour mémoire
Ouverture du procès des assassins de Hariri : vers la fin de l'impunité ?
commentaires (5)
Merci Michel de continuer la lutte pour la justice. Merci de toujours continuer à raviver les valeurs humaines qu'on essaye de nous faire oublier à coup de violence et d'assassinats. Merci de refuser la banalisation de la culture de la mort. Votre plume toujours courageuse et percutante nous redonne de l'espoir et nous pousse à ne pas abandonner la lutte pour un monde meilleur. Gabriel Albert Sara, New York
Gabriel Sara
12 h 07, le 16 janvier 2014