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Économie

Un malaise persistant

L'économie est souvent qualifiée de science lugubre, une réputation à laquelle elle n'a pas failli au cours des cinq dernières années – et il est malheureusement probable que l'année qui commence ne nous apporte aucun réconfort.
Le PIB réel (ajusté en fonction de l'inflation) par habitant de la France, de l'Italie, de la Grèce, du Royaume-Uni et des États-Unis est plus bas aujourd'hui qu'avant la grande récession. En fait, le PIB par habitant de la Grèce a baissé de 25 pour cent depuis 2008.
Il y a quelques exceptions : après plus de deux décennies, l'économie du Japon semble sur le point de passer un cap, sous la férule du gouvernement Abe : mais compte tenu d'une économie soumise à la déflation depuis les années 1990, le rétablissement sera long. Le PIB réel de l'Allemagne par habitant est de son côté plus élevé en 2012 qu'en 2007 – bien qu'une croissance de 3,9 pour cent en cinq ans ne soit pas vraiment une raison de pavaner.
Ailleurs dans le monde, la situation est réellement lugubre : le chômage dans la zone euro reste obstinément élevé et le taux de chômage de longue durée aux États-Unis dépasse encore de loin son niveau d'avant la récession.
En Europe, si la reprise économique semble acquise pour cette année, ce ne sera que de manière vraiment anémique, avec une augmentation de 1 pour cent seulement de la production prévue par le Fonds monétaire international (FMI). En fait, les prévisions du FMI se sont révélées exagérement optimistes à plusieurs reprises : le Fonds avait prévu une croissance de 0,2 pour cent de la zone euro en 2013, alors qu'elle semble plutôt avoir enregistré une contraction de 0,4 pour cent; et il a prédit une croissance américaine de 2,1 pour cent, alors qu'elle a en fait plafonné à 1,6 pour cent.
Puisque les dirigeants européens sont acquis aux mesures d'austérité et qu'ils ne progressent qu'extrêmement lentement pour corriger les problèmes structurels liés aux défauts de conception de la zone euro, que les perspectives d'avenir du Vieux Continent semblent aussi sombres n'a rien de surprenant.
De l'autre côté de l'Atlantique, on peut par contre se montrer un peu plus optimiste. Les données révisées pour les États-Unis montrent que le PIB réel a progressé de 4,1 pour cent au troisième trimestre 2013, tandis que le taux de chômage est enfin redescendu à 7 pour cent en novembre dernier – son niveau le plus bas depuis cinq ans. Cinq années d'activité modérée dans le secteur du bâtiment ont en grande partie résorbé les constructions en excès intervenues pendant la bulle immobilière. L'exploitation des vastes réserves de gaz et d'huile de schiste a mis les États-Unis sur la voie d'une indépendance énergétique attendue depuis longtemps et réduit le prix du carburant à un plus bas historique, contribuant aux premiers signes d'une renaissance du secteur manufacturier. Et son secteur de haute technologie en plein essor suscite l'envie du reste du monde.
Plus important, le processus politique américain a retrouvé un semblant de normalité – les coupes budgétaires automatiques, qui ont amputé la croissance de 1,75 points de pourcentage de son potentiel, se poursuivent, mais de manière modérée. De plus, la courbe du coût des soins de santé – qui figurent parmi les principaux facteurs des déficits budgétaires à long terme – s'est infléchie. Le bureau du budget du Congrès a d'ores et déjà prévu que les dépenses liées aux programmes Medicare et Medicaid (les programmes de soins de santé du gouvernement à l'intention des personnes âges et des pauvres, respectivement) devraient s'établir à 15 pour cent de moins que prévu en 2010.
Il est possible, voire probable, que la croissance américaine en 2014 soit suffisamment rapide pour créer un surplus d'emplois par rapport aux nouveaux arrivants sur le marché du travail. On peut tout au moins espérer voir une baisse du chiffre énorme (environ 22 millions) de demandeurs d'un emploi à temps plein, et qui peinent aujourd'hui à en trouver un.
L'euphorie n'est pourtant pas de mise. Une quantité disproportionnée des emplois créés aujourd'hui sont des emplois à bas salaires – au point que les revenus médians des ménages continuent à décliner. Pour la grande majorité des Américains, il n'y a pas de reprise économique – alors que 95 pour cent des bénéfices profitent au 1 pour cent de la population la plus riche.
Avant même la récession, le capitalisme à l'américaine ne fonctionnait pas pour une grande partie de la population. La récession n'a fait que rendre plus évidentes ses aspérités. Le revenu médian des ménages (ajusté en fonction de l'inflation) reste plus bas qu'il ne l'était en 1989, il y a presque 25 ans ; le revenu moyen des hommes est également plus faible qu'il y a quarante ans.
Le nouveau problème des États-Unis est le chômage de longue durée qui touche près de 40 pour cent des chômeurs, aggravé par l'un des plus médiocres systèmes d'allocations chômage parmi les pays avancés, qui prévoit en général une durée de versement des prestations n'excédant pas 26 semaines. En cas de ralentissement économique, le Congrès américain prolonge la durée de ces prestations, admettant que les individus ne sont pas au chômage parce qu'ils ne cherchent pas de travail, mais parce qu'il n'y en a pas. Mais aujourd'hui, le Congrès majoritairement républicain a refusé d'approuver le renouvellement de cette prestation avant de s'ajourner pour les fêtes de fin d'année. Au début 2014, les quelques 1,3 million d'Américains qui ont cessé de recevoir une indemnisation du gouvernement fédéral devront se débrouiller comme ils peuvent. Bonne année.
En même temps, l'une des raisons pour laquelle le taux de chômage est actuellement aussi bas est qu'une proportion élevée de personnes a quitté le marché du travail. La participation à la vie active s'établit à un niveau inconnu depuis plus de trois décennies. Pour certains observateurs, cette évolution s'explique essentiellement par la courbe démographique : une proportion croissante de la population active a plus de 50 ans et le taux de participation à la vie active a toujours été plus faible pour cette tranche d'âge que pour les plus jeunes.
Mais cette appréciation ne fait que déplacer le problème : l'économie américaine n'a jamais su reconvertir ses travailleurs. Les travailleurs américains sont traités comme des produits jetables, laissés pour compte s'ils ne peuvent pas s'adapter aux changements technologiques et du marché. La grande différence aujourd'hui est que ces travailleurs ne représentent plus une petite fraction de la population.
Cette situation n'a rien d'inévitable. Elle est le résultat d'une politique économique déplorable et d'une politique sociale pire encore, qui ensemble gaspillent les ressources les plus précieuses du pays – les talents humains – et qui infligent des épreuves douloureuses aux individus concernés et à leurs familles. Alors qu'ils veulent travailler, l'économie américaine les laisse tomber.
Avec la poursuite du grand malaise en Europe en 2014 et une reprise américaine qui exclut tout le monde, sauf les plus riches, je figure très certainement aux rangs des lugubres. Des deux côtés de l'Atlantique, les économies de marché ne répondent pas aux besoins de la majorité des citoyens. Combien de temps cela peut-il durer ?

Traduit de l'anglais par Julia Gallin

Copyright : Project Syndicate, 2014.
www.project-syndicate.org

Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel d'économie 2001, est professeur d'économie à l'université de Columbia. Son dernier ouvrage est « The Price of Inequality : How Today's Divided Society Endangers our Future » (Le prix de l'inégalité).

L'économie est souvent qualifiée de science lugubre, une réputation à laquelle elle n'a pas failli au cours des cinq dernières années – et il est malheureusement probable que l'année qui commence ne nous apporte aucun réconfort.Le PIB réel (ajusté en fonction de l'inflation) par habitant de la France, de l'Italie, de la Grèce, du Royaume-Uni et des États-Unis est plus bas...

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