Cette fois, il ne s'agit plus d'un inégal duel entre un tout-puissant Premier ministre et quelques Verts, secondés par des étudiants en colère, à propos d'un parc appelé à être transformé en mégacentre commercial. Le combat, qui ne veut pas encore dire son nom, oppose deux anciens alliés, séparés par un océan et tout un continent : le même Recep Tayyip Erdogan et celui que l'on a longtemps présenté comme son mentor, en tout cas l'inspirateur de sa politique d'islamisation en douceur de la Turquie, l'imam Fethullah Gülen.
Les premières victimes sont tombées mardi à l'aube : quarante-neuf personnes, dont des fils de ministres, le PDG de la banque publique Halkbankasi ainsi que des hommes d'affaires dont un ressortissant azerbaïdjanais, Reza Zarrab. Dans le lot, on compte aussi les trois plus gros promoteurs immobiliers du pays : Ali Agaoglu, Osman Agça et Emrullah Turanli, le premier engagé dans de gigantesques projets pour le compte d'une opaque agence étatique, Toki. Quelques seconds couteaux, soupçonnés d'avoir accepté des pots-de-vin, se retrouvent à l'ombre eux aussi, victimes d'une vaste purge appelée à avoir des suites et pas seulement judiciaires. Présentée comme une opération anticorruption, la rafle prend au fil des jours l'aspect d'un tir de semonce visant le chef du gouvernement et, d'une manière générale, son Parti de la justice et du développement. Circonstance aggravante : elle est menée par le procureur d'Istanbul, Zekeriya Oz, un proche du mouvement qui se revendique de Gülen.
Depuis onze ans qu'il préside aux destinées du pays, le président du Conseil a pu gagner haut la main trois consultations générales, son bras de fer avec les militaires (la mise à l'écart d'un groupe de généraux et les condamnations dans le « complot » Ergenekon), enfin un retour à la (presque) normale après l'agitation de la place Taksim qui a fait trembler, un moment, le régime. La longue lune de miel vient, semble-t-il, de prendre fin avec la décision prise il y a un mois par l'État de fermer les établissements de soutien populaire préparant les étudiants à l'admission dans les universités. Ces écoles sont dirigées par le groupe du prédicateur Gülen, lequel vit en exil depuis 1999 dans les montagnes des Poconos (Pennsylvanie, USA), par ailleurs célèbres pour leurs forêts, leurs stations de ski et... leurs bains tourbillons. C'est de là, aux dires de certains, qu'il dirige son organisation, avec ses tentacules qui noyautent la justice, la police et jusqu'aux services secrets turcs.
Sur le poids que représente l'homme qui fait peur aujourd'hui au pouvoir en place les avis divergent. Politiquement, il ne pèserait pas lourd et s'il venait à présenter des candidats aux municipales appelées à se dérouler en mars prochain, il est probable que son score serait bien modeste comparé à celui des deux mastodontes de la vie publique que sont l'AKP et le Parti républicain du peuple. C'est au sein de l'administration qu'il est le plus visible, même si les lieutenants de Gülen choisissent de jouer les modestes – même si nul n'est dupe –, affirmant par exemple n'avoir rien à voir avec les arrestations de mardi. Leur chef répète à l'envi qu'il n'a pas l'intention de croiser le fer avec l'État, mais il ne manque jamais l'occasion de s'en prendre à celui qu'il qualifie, sans jamais le nommer, de Crésus ou encore de pharaon.
S'il le voulait, le guide du mouvement Hizmet pourrait, prédisent déjà certains responsables de l'AKP, provoquer une scission dans nos rangs, avec l'aide de richissimes hommes d'affaires et accueillir des transfuges inquiets devant les remous suscités par les derniers développements. À Konya où il se trouvait quelques heures après le choc de mardi, Erdogan continuait de claironner : « Ils peuvent recourir à tous les coups bas, nouer les alliances les plus louches, a-t-il lancé devant une foule de partisans, nous n'allons pas céder devant les menaces. Pas plus que la nation toute entière nous ne leur permettrons de réaliser des gains politiques hors des urnes électorales. La Turquie n'est pas une république bananière. »
Fort bien, mais la grogne s'amplifie alors que la nouvelle Constitution promise tarde à venir et que le mirage européen achève de s'évanouir ; la croissance est encore là mais de plus en plus elle traîne les pieds et les lendemains ne s'annoncent plus aussi roses que par le passé.
Il reste surtout que l'opération enclenchée ces dernières heures a été menée par des « guleinistes » et qu'elle visait des cibles « erdoganistes ». Contre cette réalité, toutes les dénégations paraissent illusoires.
Moyen Orient et Monde - Le point
Irréconciliables différences
OLJ / Par Christian Merville, le 19 décembre 2013 à 00h00
commentaires (2)
SI C'ÉTAIT DU RÉCONCILIABLE... IL NE CE SERAIT POINT AGI DE DIFFÉRENCES... MAIS DE DIFFÉRENDS !
LA LIBRE EXPRESSION
13 h 28, le 19 décembre 2013