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À La Une - L'Orient Littéraire

La fin du livre de poche ?

D.R.

Drôle d’anniversaire que celui du livre au format de poche. Il y aura certainement des bougies et du champagne sur un petit air de fête début 2013 pour célébrer ses 60 ans et, dans la foulée, ceux de ses labels pionniers – le Livre de Poche suivi quelques années après par J’ai lu, 10/18, Pocket, Folio… Le ton sera au consensus et à la convivialité car enfin, qui est contre le grand instrument la démocratisation de la culture ? Ou plutôt : qui oserait encore être contre une littérature de qualité à moindre prix pour un encombrement réduit ?

 

Espérons que, si elle est bien faite, la commémoration donne lieu à un rappel de l’intense débat qui agita la sphère culturelle française au mitan des années soixante ; partisans et adversaires du livre au format de poche s’affrontèrent alors autour d’un véritable enjeu de légitimité culturelle avec une intensité à laquelle à la même époque la controverse Barthes-Picard autour de Racine n’eut rien à envier. Dans sa livraison de novembre 1964, le Mercure de France publiait en effet un article d’une quinzaine de pages sur « La culture de poche ». Le philosophe Hubert Damisch y menait une charge en règle contre cette entreprise mystificatrice de réduction du lecteur en consommateur. La guerre des revues faisant rage, Les Temps modernes lui répondit en avril-mai 1965 par deux dossiers dans lesquels Jean-François Revel, François Erval, Bernard Pingaud entre autres annonçaient que le livre de poche sonnait le glas de la culture aristocratique et l’avènement inéluctable de la culture de masse, la lecture passant ainsi du stade du privilège à celui du partage. En ce temps-là, des voix aussi prestigieuses que celles de Maurice Blanchot, Henri Michaux, Julien Gracq pouvaient s’élever résolument contre la publication de leurs œuvres en format réduit et à vil prix sans passer pour politiquement incorrects. L’éditeur Jérôme Lindon fut des rares à résister avant d’accepter que Minuit se mette à l’heure, à partir des années quatre-vingt, du moins pour certains titres et certains auteurs.

 

Il y a peu encore, la parution de son texte en poche était vécue par l’auteur comme une consécration, et l’assurance que son livre serait longtemps disponible dans nombre de librairies ; la sélection des éditeurs était alors sévère, et le succès potentiel de l’ouvrage entrait en ligne de compte. Depuis, la prolifération des collections bon marché en petit format et la guerre entre éditeurs qui s’ensuit pour acquérir des droits ayant largement ouvert le compas, la parution d’un livre en poche n’est plus un critère de quoi que ce soit.

 

« On ne peut pas vivre sans un livre dans sa poche » : tel était le slogan trouvé par Henri Filipacchi, le fondateur du Livre de poche chez Hachette, pour le lancement de la chose, laquelle avait été déjà expérimentée dans les années vingt par Jacques Schiffrin, alors indépendant et visionnaire, lorsqu’il mit sa collection de la Pléiade sur le marché. Si les promoteurs des liseuses Kindle, Kobo, Archos, Bookeen et autres Sony Reader Touch avaient de la mémoire, ou disons, une passion de l’immatériel qui n’exclut pas une certaine culture de l’écrit, ils l’utiliseraient en remplaçant « un livre » par « une bibliothèque ». C’est là que la commémoration du premier demi-siècle du « poche » risque d’avoir un goût amer, du moins pour ceux qui ne posent pas un regard franco-français sur l’évolution de la librairie.

 

En effet, vue des États-Unis et de Grande-Bretagne, si l’on en juge par les débats qui agitent la presse spécialisée depuis des mois et les anticipations des éditeurs, l’affaire est déjà pliée : la marche triomphale du livre numérique se fera sur les décombres du livre de poche. À croire que dans le paysage éditorial qui s’annonce, il n’y aura presque plus rien entre le livre de qualité conçu avec soin pour être vendu tel un produit de luxe, et le même texte téléchargeable à bas prix sur une liseuse. Il y a soixante ans, l’apparition du poche déstabilisait le livre ; aujourd’hui, on vit une toute autre révolution en passant du papier à l’immatériel. Pas sûr que le « poche » y trouve encore sa place car l’un et l’autre seront sensiblement au même prix. Allez, bon anniversaire quand même !

 

En attendant, les éditeurs français mènent via leur syndicat une guerre sourde au livre numérique ; ils ont beau jeu de constater publiquement que le marché est encore insignifiant en France puisqu’ils font tout pour le freiner ! Comment ? En maintenant un prix anormalement haut au numérique : à titre d’exemple, le roman de J.K. Rowling Une place à prendre est vendu par Grasset 24 euros en version papier et 15,90 euros en version numérique – encore qu’on peut très bien se dispenser de le lire dans les deux versions, mais c’est une autre histoire. Tout cela pour quoi ? Pour ne pas concurrencer le livre de poche sur son terrain et ainsi contribuer à sa disparition annoncée et redoutée. Ils veulent d’autant moins en être les responsables historiques qu’une bonne partie des revenus de leur maison, du moins lorsqu’elle jouit d’une certaine ancienneté, repose sur l’exploitation de leur catalogue en format de poche.

 

L’évolution semble pourtant inéluctable. Si les éditeurs n’y viennent pas d’eux-mêmes, la nouvelle économique du livre les y forcera, mais dans la douleur.

 

Drôle d’anniversaire que celui du livre au format de poche. Il y aura certainement des bougies et du champagne sur un petit air de fête début 2013 pour célébrer ses 60 ans et, dans la foulée, ceux de ses labels pionniers – le Livre de Poche suivi quelques années après par J’ai lu, 10/18, Pocket, Folio… Le ton sera au consensus et à la convivialité car enfin, qui est contre le...

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