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À La Une - L'Orient Littéraire

Toni Morrison : « J’écris pour apprendre »

Timothy Greenfield-Sander

Elle est née à Lorain dans l’Ohio en 1931 et elle s’appelle alors Chloe Wofford. C’est à l’âge de douze ans qu’elle adoptera Toni, un surnom que lui ont donné ses amis, formé à partir d’Anthony, son nom de baptême. Quant à Morrison, c’est à Howard, son mari, qu’elle l’empruntera ; elle l’épousera en 1958, aura deux enfants de lui puis s’en séparera au bout de six ans. Sa famille appartient au milieu ouvrier, et si Lorain n’est pas un ghetto, la ségrégation y est partout sensible ; on ne peut l’oublier ni s’y soustraire un seul instant. Elle raconte un premier job qu’elle décroche alors qu’elle est encore une gamine, employée de maison chez des Blancs. Elle se fait gronder par sa patronne parce qu’elle est « stupide » et ne sait utiliser ni l’aspirateur ni le four. En effet, elle ne sait pas parce qu’il n’y en a pas chez elle. Blessée, elle hésite entre lâcher ce travail et son besoin de gagner les deux dollars hebdomadaires. Son père lui dira : « Va, fais ton boulot, prends ton argent et rentre chez toi. Ce n’est pas là-bas que tu vis. » Elle dit que ces paroles resteront en elle, qu’elle les comprendra comme signifiant : « Tu n’as pas besoin d’adopter leur vision de toi », que c’est là qu’elle puisera son désir de « toujours écrire de l’intérieur, à partir des pensées, des sentiments, de la vie intérieure de mes personnages ». La mort de son père sera pour elle « un tremblement de terre ». Car non seulement il n’était plus là, mais il avait emporté avec lui « sa version de moi, sa foi en mes capacités ». C’est dans l’amour de ce père qu’elle trouve, malgré l’absence, « l’authenticité et la légitimité » qui ont fait d’elle un écrivain.

Depuis qu’elle est très jeune, Toni lit de façon boulimique, mettant à profit un petit boulot qu’elle a décroché à la bibliothèque municipale. Elle dit d’ailleurs que sa « première et plus profonde passion est pour la lecture » : Jane Austen, Mark Twain, Tolstoï, Virginia Woolf ou encore William Faulkner la captivent ; plus tard, elle consacrera une thèse au thème du suicide dans l’œuvre de Faulkner et de Woolf. Elle grandit aussi avec la musique des années 40 et 50 qu’elle écoute avec ferveur à la radio, à l’unisson des tourments et des révoltes des Noirs américains : Billie Holiday, Mahalia Jackson, Nina Simone et d’autres encore peuplent son univers et nourrissent son imaginaire de timbres et de voix. Plus tard, lorsqu’elle sera éditrice chez Random House, elle publiera Mohammad Ali, Angela Davis, la grande militante proche du mouvement des Black Panthers, ainsi qu’une anthologie des écrivains noirs intitulée The Black Book et parue en 1973. L’histoire et les luttes des Noirs américains sont au cœur de tous ses livres, dont dix romans traduits en français chez Christian Bourgois.

 

Elle commence à écrire relativement tard, à 39 ans. C’est une période difficile : elle élève seule ses deux fils, travaille et doit se réveiller à 4 heures du matin pour écrire. Quand elle découragée, elle pense à sa grand-mère qui avait élevé seule ses sept enfants. Son premier livre, publié en 1970, s’intitule L’œil le plus bleu et raconte les tourments d’une jeune fille noire qui se rêve blanche aux yeux bleus. Ce récit constitue une réflexion sur l’autodétestation raciale, qu’elle prolongera et amplifiera sans cesse par la suite. Car comme elle l’explique, avant que viennent à elle les personnages, il y a dans la genèse de chacun de ses textes la volonté d’élucider une question, de comprendre concrètement une idée encore abstraite. « J’écris pour apprendre, pour comprendre. Pas pour me divertir, ni pour faire de l’art pour l’art. Toujours examiner une idée, la creuser en profondeur. » Elle estime avoir commencé à trouver sa voie avec Sula, son second livre. Mais c’est Beloved, paru en 1988, couronné par le Pulitzer Prize et l’American Book Award, qui lui assure une très large notoriété. Il sera adapté au cinéma en 1998. Le roman raconte l’histoire d’une ancienne esclave évadée d’une plantation et douloureusement hantée par le fantôme de sa fille qu’elle a tuée de ses propres mains. Dans ce récit, Morrison dit avoir cherché à comprendre en quoi le geste de cette esclave, qui préfère tuer sa fille plutôt que de la voir asservie, a à voir avec la liberté. Sa démarche consiste toujours à s’appuyer sur des individus ordinaires, non pas ceux qui peuplent les livres d’histoire, mais les autres, les sans-voix. À travers eux, elle veut donner à voir, mais surtout à sentir, à percevoir le monde à travers le prisme de leur singularité. Elle n’écrit donc pas de grandes fresques historiques ; elle préfère le zoom avant, au plus près des subjectivités individuelles. Morrison ne s’aventure pas non plus sur le terrain de l’autobiographie. Elle estime que sa vie est « sans histoires » et elle préfère regarder le monde, se laisser guider pas sa curiosité et se mettre à l’écoute. Elle avoue passer beaucoup de temps sur ses livres, jusqu’à cinq ans parfois, et affirme que si l’expérience de l’écriture est comparable en intensité à celle de l’amour, elle dure néanmoins plus longtemps. « Quand je suis à ma table, dit-elle, tout le reste disparaît. Je me sens totalement vivante, curieuse, avec un sentiment de maîtrise exaltant. Je me sens presque… magnifique quand j’écris. »

 

En 1989, Morrison est nommée à Princeton pour y enseigner la littérature, poste qu’elle conservera jusqu’en 2006. Lorsqu’elle reçoit le prix Nobel de littérature en 1993 pour l’ensemble de son œuvre, elle devient la huitième femme, la première femme noire et le seul auteur afro-américain à avoir reçu cette distinction. L’Académie suédoise récompense ainsi celle qui, « dans ses romans marqués par une force visionnaire et une grande puissance poétique, ressuscite un aspect essentiel de la réalité américaine ». En 2005, elle est nommée docteur honoris causa en arts et littérature de l’Université d’Oxford, et en 2006, le jury du supplément littéraire du New York Times consacre Beloved « meilleur roman de ces 25 dernières années ». Elle vient d’être décorée de la médaille présidentielle de la Liberté par Barack Obama, recevant ainsi la plus haute distinction civile américaine. Elle lui avait d’ailleurs apporté un soutien appuyé en 2008 ; elle estime que le racisme est loin d’être mort aux États-Unis, qu’il « fait partie de l’ADN de ce pays », et que le président continue à susciter « une hostilité inouïe » non pas en dépit mais à cause de son élégance, de sa culture, de son éloquence. Elle ne l’a pas soutenu en raison de sa race, dit-elle, car elle est autrement plus exigeante, mais « en raison de sa sagesse », et elle affirme que lorsqu’il a été élu, elle s’est « sentie américaine pour la première fois ».

 

Home, son dernier roman, se présente comme un récit à deux voix : celle d’un narrateur omniscient et celle d’un personnage, Frank Money, qui « objecte, commente, rectifie, clarifie le récit ». Money est un soldat qui rentre de Corée en état de choc, mais c’est pour être confronté à une autre forme de violence, celle de son propre pays au bord de l’implosion, un pays en proie au racisme, « où le lynchage est un pique-nique public » et où les Noirs et les femmes subissent toutes sortes de discriminations. « Il arrive dans un autre champ de bataille » et une tâche importante lui échoit, celle de sauver sa jeune sœur Cee, qu’il adore et qui est en danger. « C’est en lui portant secours qu’il se sauvera lui-même », commente-t-elle. L’errance de Frank commence, et il entreprend donc un voyage dans l’Amérique raciste des années 50 au terme duquel il sera devenu non pas un héros, mais tout simplement un homme. Pour cela, il lui faut rejoindre Cee, traverser le pays de Seattle à Atlanta, passer de ville en ville avec l’aide d’une chaîne d’inconnus qui lui apportent leur soutien. Pour raconter le parcours de son personnage, Morrison précise qu’elle s’est appuyée sur le Green Book, sorte de guide des lieux et des modes de transport ouverts aux Noirs à l’époque de la ségrégation et tiré à des milliers d’exemplaires entre 1936 et 1964.

 

Home, dont le titre est resté identique en français, soulignant ainsi le caractère intraduisible de cette notion, est également une réflexion sur ce qui constitue le « chez-soi » et qui n’est pas forcément un lieu, mais plus souvent une communauté humaine à l’intérieur de laquelle on se sent protégé, soutenu, en sécurité. Morrison met ainsi en scène un groupe de femmes qui vont aider Franck et sauver Cee : « Elles sont illettrées, mais elles ont toutes sortes de talents. Elles savent écouter, elles se souviennent de tout. Si vous leur lisez un verset de la Bible, elles s’en souviendront parce qu’elles ne peuvent pas le relire, tandis que moi, je l’oublierai. » Elle dit aussi que « l’amitié entre hommes est exaltée par la littérature depuis Achille et Patrocle, mais qu’il y a aussi beaucoup à écrire sur l’amitié et la solidarité entre femmes ».

 

À l’instar de ses deux précédents romans, Home est un texte relativement court. Morrison affirme en effet que le temps lui est à présent compté, qu’elle doit s’attacher à « écrire moins et dire davantage » et que cela est bien plus difficile que de « s’étaler ». Les critiques américains estiment d’ailleurs que cette recherche de concision lui a permis de renouveler son style et d’y trouver à la fois plus de tranchant et une plus grande précision poétique.

 

En exergue de Home, Morrison a simplement écrit : Slade. Slade est le prénom de l’un de ses deux fils avec lequel elle avait entrepris d’écrire des textes pour la jeunesse à partir de 2002. Slade est décédé en 2010, à 45 ans. Elle n’en parle pas, car il n’y a pas de mots pour cette douleur-là. Elle continue d’affirmer que sa vie est sans histoires et de s’intéresser à la vie des autres.

Elle est née à Lorain dans l’Ohio en 1931 et elle s’appelle alors Chloe Wofford. C’est à l’âge de douze ans qu’elle adoptera Toni, un surnom que lui ont donné ses amis, formé à partir d’Anthony, son nom de baptême. Quant à Morrison, c’est à Howard, son mari, qu’elle l’empruntera ; elle l’épousera en 1958, aura deux enfants de lui puis s’en séparera au bout de...

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