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À La Une - L'Orient Littéraire

Enki Bilal dessine Shakespeare

Enki Bilal est l’un des maîtres incontestés et intensément médiatisés de la BD contemporaine. Son dernier opus, Julia & Roem, est un western futuriste où la survie à la post-apocalypse climatique dépend de la réactualisation du chef-d’œuvre shakespearien Roméo et Juliette.

Enki Bilal commence à créer des albums en 1972. Photo Stephane Beaujean

Enki Bilal a dix ans lorsqu’il arrive à Paris après une enfance heureuse passée à Belgrade. Malgré ce « déplacement brutal » dans un pays dont il sait peu de chose, il est interpellé par la langue française qui le captive. Il passe des heures à lire les grands classiques et découvre la bande dessinée grâce aux magazines que lui prête un copain. Sa passion est trouvée. Enki Bilal commence à créer des albums en 1972. Le Grand Prix du festival de la BD d’Angoulême lui est attribué en 1987. Suivront des années de création couronnées par la fulgurante et complexe Tétralogie du Monstre parue avec la naissance du XXIe siècle. Celui grâce auquel la BD est entrée dans la modernité puis a pris sa place sur le marché de l’art contemporain a réalisé divers films et courts-métrages : son amour pour le cinéma transparaît dans ses œuvres graphiques qui empruntent au 7e art certains de ses procédés. Ses œuvres tournées vers le futur ne perdent jamais le fil avec l’actualité et plongent dans un climat étrange, sombre ou délirant, mais toujours nimbé de couleurs et d’espoir. Ses œuvres dénoncent les fanatismes, les violences faites à l’environnement, le positionnement simpliste des médias occidentaux – d’un côté les bons, d’un autre les méchants – teinté « d’une paresse intellectuelle assez suspecte » face aux guerres et aux politiques.

 

Pour son dernier album paru en mars dernier, Enki Bilal se lance un défi qui n’est pas des moindres : celui de revisiter, en le déplaçant dans un avenir post-apocalyptique, le mythe des deux amants les plus célèbres de la littérature, Roméo et Juliette. Julia & Roem conjugue amour, mort, écologie, fraternité dans un « microclimat qui s’exprime en Shakespeare… Ici, ciel et terre parlent le Shakespeare (…) ». Comme dans un western, l’histoire commence sur la route, en plein désert, suite au « Coup de sang », nom donné au dérèglement climatique total qui a frappé la planète. Elle suit les pérégrinations de Lawrence, un aumônier militaire multiconfessionnel – « ce qui règle des problèmes de religion » souligne Bilal –, se déplaçant dans une Ferrari customisée fonctionnant à l’énergie solaire. Il croisera trois personnages : un rapace blessé par une balle qu’il baptisera Jojo, ainsi que deux jeunes hommes, Merkt et Roem – selon le sens de la lecture et les consonances, on ne peut s’empêcher de lire non seulement Roméo, mais aussi Rom et Mort – qu’il sauve de la déshydratation et du trépas. Le chemin les mènera vers un palace bétonné inachevé où s’abrite une puissante famille. La fille du chef de clan s’appelle Julia. La tragédie renaît.

 

Julia & Roem intrigue : il se démarque nettement de l’œuvre qui le précède au niveau de l’écriture et de la narration. La référence explicite, quasi fidèle – à quelques exceptions près – au chef-d’œuvre shakespearien, le tissage de l’écriture de Bilal aux passages poétiques librement extraits de Shakespeare, la simplicité de la trame narrative proclamée et pleinement assumée par Bilal, affaiblissent vers la fin le nerf de l’histoire en frôlant par moments l’épuisement de la métaphore. Cependant, l’album garde ce je-ne-sais-quoi d’une grâce essentielle portée par la puissance et la beauté graphiques. Ces dernières sont telles que Bilal aurait pu – avons-nous envie de soutenir – n’écrire aucun texte et livrer une sorte de BD muette comme un film serait muet. Les images aux lignes pures, souples, intenses et épiques parlent pour elles-mêmes et tiennent par elles-mêmes. Motif artistique à double tranchant pour Bilal, l’histoire de Roméo et Juliette s’impose-t-elle aux personnages comme une prémonition incontournable ou une source d’inspiration pour des êtres en mal de réinventer la vie ? Enki Bilal est là pour répondre à nos questions. Tout vêtu de noir, à la fois accessible et hermétique, il garde, même lorsqu’il ôte ses lunettes de soleil, un regard métallique. Simple et direct, il dialogue avec ses lecteurs, il prend le temps. Ses propos, son talent sont comme son engagement : sans ambiguïté aucune.

 

 

Cet opus débute dans un contexte post-apocalyptique…

 

La terre vient rappeler aux hommes par le dérèglement climatique « Coup de sang » – le choix du terme est important – qu’elle est vivante et blessée, qu’elle est sensible et qu’elle réagit : dans la réalité, je pense aux tsunamis, au volcan islandais qui a paralysé l’espace aérien européen… Je n’avais pas envie de montrer ça en images ni de dessiner le chaos. J’ai donc choisi le désert. Dans ce contexte, la survie est la priorité des personnages. Je pense qu’à la fin de la trilogie, on comprendra que le rôle principal est joué par la planète, et le second rôle par la littérature. Ce sont bien entendu des actrices inattendues qui mettent dans ce deuxième opus les quelques survivants qui nous intéressent à l’épreuve, en les jetant dans les pattes de Shakespeare. C’est presque un traquenard. Les sociétés ne peuvent redémarrer que si les êtres se rencontrent et s’unissent à nouveau. Je ne dis pas clairement – le personnage de Lawrence le suggère – que c’est la planète qui orchestre cette épreuve. Je préfère être mal compris qu’être trop bien compris.

 

 

Parlez-nous du choix de Roméo et Juliette et de la manière dont vous avez travaillé cet album.

 

Julia & Roem est un de mes albums les plus simples et les plus directs. Le dessin aussi y est simple et chargé à la fois. Il y a de la texture, même si les lignes sont plus épurées. J’ai choisi Roméo et Juliette parce que c’est une histoire qui existe tous les jours partout dans le monde, on peut la repérer fréquemment dans les faits divers autant en France qu’à Sarajevo, ou en Israël et en Palestine. J’ai fait une petite série d’arrangements par rapport à la trame originale en sachant qu’il faut que mon histoire s’inspire de Roméo et Juliette et qu’elle finisse bien. J’avais la logique narrative, ce qui m’a amené à progresser dans le scénario avec pas plus de trois ou quatre pages à l’avance. J’écrivais quelque chose et je dessinais quelque chose. Je pouvais bien sûr revenir en arrière et adapter certains contenus, mais il était hors de question que je change le dessin. Il fallait donc à ce niveau que je sois sûr de mes choix graphiques et je l’étais. Je vivais l’histoire : j’étais à la fois dans la Ferrari de Lawrence et dans sa tête. C’est excitant de progresser presque au jour le jour plutôt que de connaître les pages finales dès le début. Pour le troisième opus, je cherche encore mon partenaire littéraire…

 

Les planches, à peine deux ou trois par page, sont en grand format, sorte d’écran cinématographique sépia épuré…

 

Après Animal’z, le premier opus de cette trilogie, placé sous le signe de l’eau et dont les planches se déclinaient en bleu et gris, Julia & Roem possède aussi sa gamme chromatique : l’ocre de l’élément terre. Le papier est donc teinté ocre à l’origine. J’ai travaillé au pastel gras noir, avec des soupçons de blanc. J’ai ajouté des touches de couleur quand c’était nécessaire. Le travail case par case vient du travail plan par plan au cinéma. Ça me permet ensuite de créer le montage. Je peux changer l’ordre des images, comme au cinéma, contrairement au travail de la BD traditionnelle où on fait des pages composées à l’avance, ce qui est un peu rigide.

 

Les histoires d’amour et de couple, ainsi que le faisceau d’espoir sur fond de ténèbres, sont une constante dans votre œuvre…

 

Mes albums se terminent souvent sur la fusion des corps et les retrouvailles, comme si l’issue de secours est l’amour. Je pense que c’est la meilleure façon de sortir d’une situation difficile pour un nouveau départ. Je n’ai pas pour autant l’impression de revenir vers des choses déjà faites, même si c’est au fond toujours la même chose. J’essaie de me surprendre, de faire des choses diversifiées avec une part de ludique, et de garder intacte une certaine fraîcheur. Je ne crois pas en l’artiste généraliste : un artiste ressasse les mêmes obsessions ; une exception serait Kubrick.

 

C’est dans cette verve qu’on peut situer le physique de vos personnages ?

 

Mes personnages sont typés, ils ont un code graphique qui est le mien et que j’assume totalement. Quand j’essaie de les dessiner différemment, je les rejette. Je voulais faire une Julia plus juvénile ; cela a fonctionné pour les premières planches, puis très vite, elle a fini par rentrer dans le rang de mes personnages féminins types. Comme si l’histoire la mûrit.

 

C’est difficile de situer clairement l’espace-temps dans vos albums.

 

Je ne veux pas que mes espaces soient reconnaissables même quand je situe l’action dans de grandes villes. Je décale présent et passé pour les mettre dans le futur, les trois temps forment un tout pour moi. Tout cela me donne une liberté qui est aussi la liberté d’interprétation du lecteur. Je préfère dessiner la mémoire de ce que j’ai vu plutôt que de revenir à la réalité objective de ce que j’ai vraiment vu. Je n’ai pas l’obsession de la documentation précise qui est plus un facteur de frustration que d’épanouissement pour moi.

 

Vous êtes un des rares artistes de BD dont les œuvres sont très prisées auprès des collectionneurs d’art. Votre toile intitulée Bleu sang s’est vendue aux enchères à 177 000 euros. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

 

Ça me fait plaisir évidemment, mais ça ne change rien à ce que je fais, à mon rapport avec les autres. Au-delà de ma petite personne, je trouve logique que la BD soit enfin reconnue par le marché de l’art contemporain, surtout en France. Contrairement à ce que beaucoup persistent à penser, la BD n’est ni un sous-art ni une sous-culture.

 

Avez-vous des projets d’exposition ?

 

Oui. Un projet d’exposition internationale pour 2012 avec des peintures grand format. Je commence bientôt à m’y mettre. Je suis proche du démarrage.

 

Certaines séquences de vos albums ont anticipé sur la réalité. Comment l’intuition vous vient-elle ?

 

Les attentats du 11-Septembre ressemblent à une scène du premier album de la tétralogie du Monstre. L’idée m’était venue en voyant les talibans arriver en Afghanistan et ramener la société et les femmes à l’ère obscurantiste. J’ai donc imaginé – à l’image de l’internationale communiste – « l’Internationale obscurantiste », laquelle étend son pouvoir à l’ordre planétaire : cette logique a amené l’idée de frapper un des symboles de l’occident capitaliste : c’est ainsi que j’ai pensé aux deux tours de New York. Les journalistes font un travail comparable de prospective mais sont tenus à l’exactitude et à l’objectivité. Je travaille comme un journaliste à une différence près : j’ai la liberté d’écrire sur le futur et de traiter l’actualité du point de vue de l’imaginaire. Dès mes débuts, le futur a été au cœur de mon travail.

 

Retrouvez l'intégralité de L'Orient Littéraire à l'adresse suivante: www.lorientlitteraire.com

 

 

Enki Bilal a dix ans lorsqu’il arrive à Paris après une enfance heureuse passée à Belgrade. Malgré ce « déplacement brutal » dans un pays dont il sait peu de chose, il est interpellé par la langue française qui le captive. Il passe des heures à lire les grands classiques et découvre la bande dessinée grâce aux magazines que lui prête un copain. Sa passion est...

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